Lorsque l’on évoque un évangile en particulier, il nous vient en mémoire des passages qui le caractérisent. Dans celui de Matthieu, on lira les béatitudes et le sermon sur la montagne (Mt 5-7), la parabole du jugement dernier : J’avais faim et vous m’avez donné à manger (Mt 25,1-46)…
Celui de Luc nous raconte l’histoire du fils prodigue (Lc 15,11-32), celle du bon samaritain (Lc 10,25-37), de Zachée (Lc 19,1-10). Quant à l’évangile selon saint Jean, on aime à y entendre le prologue : le verbe s’est fait chair (Jn 1,1-18), les noces de Cana (Jn 2,1-12), la rencontre avec la Samaritaine (Jn 4,1-42), le retour à la vie de Lazare (Jn 11,1-16), le lavement des pieds (Jn 13,1-20) et bien d’autres.
Que l’on soit plus ou moins aguerri en matière biblique, l’évocation de l’évangile selon saint Marc, quant à lui, suscite très souvent la même remarque, comme s’il s’agissait de son unique mérite : l’évangile le plus court. Enfin, pense-t-on, un récit facile, un résumé comme on l’a trop souvent et maladroitement qualifié. (cf. annexes)
Marc déconsidéré ?
L’Évangile selon saint Matthieu fut considéré pendant longtemps comme le premier et le plus ancien des quatre évangiles. Cette autorité chronologique, en plus de celle de son auteur apôtre, lui donna le quasi-monopole des récits évangéliques proclamés lors des offices liturgiques. Saint Luc s’étant renseigné, selon la tradition, auprès de Marie et des apôtres, venait enrichir son œuvre. Quant à l’Évangile selon Jean, il bénéficiât du qualificatif du plus spirituel que lui donna saint Clément d’Alexandrie (150-215). Parmi les évangiles, Marc fut encore le moins bien considéré comme en témoigne Eusèbe de Césarée (265-339), rapportant les propos de Papias de Hiérapolis (70-163) :
« Marc, étant l’interprète de Pierre, écrivit exactement, mais sans ordre, tout ce qu’il se rappelait des paroles ou des actions du Christ; car il n’a ni entendu ni accompagné le Sauveur. Plus tard, ainsi que je l’ai rappelé, il a suivi Pierre. Or celui-ci donnait son enseignement selon les besoins et sans nul souci d’établir une liaison entre les sentences du Seigneur. Marc ne se trompe donc pas en écrivant selon qu’il se souvient ; il n’a eu qu’un souci, ne rien laisser de ce qu’il avait entendu et ne rien dire de mensonger.»
Eusèbe de Césarée, Histoire Ecclésiastique, III,39,15.
Désordonné et lacunaire ?
Et voilà notre pauvre évangile de Marc qualifié d’évangile désordonné et lacunaire. Certes, Eusèbe rapporte qu’il fut écrit sans erreur – prenant ses sources dans la prédication de Pierre. Mais, selon lui, l’évangéliste a mis en page son évangile au gré des seuls souvenirs du premier des apôtres, de manière brute et sans ordre. Il lui est ainsi reproché de ne pas avoir fait œuvre de composition, ni de recherche. Il est vrai que des épisodes manquent et notamment ces discours du Seigneur, ces paraboles ou ces grandes scènes évoquées plus haut. Mais est-il pour autant un évangile incomplet, écrit, de ci de là, à partir de quelques notes issues de la prédication pétrinienne ?
Les propos d’Eusèbe et de Papias témoignent davantage d’une opinion générale que d’une analyse systématique. Si Marc fut un proche de Pierre, ce dernier fut-il son unique source ? L’exégèse biblique de ces deux derniers siècles a montré chez Marc une narration très organisé. La réputation de l’évangéliste doit-elle se suffire de son apparente brièveté ?
Le plus court ?
Certes, la lecture de cet évangile demande tout au plus deux heures. Les épisodes nombreux sont souvent brefs et les longs discours plus que rares. Mais l’on aurait tort de confondre brièveté avec facilité. Le chemin le plus court n’est pas toujours le plus facile, ni le plus rapide, et n’est que rarement synonyme de raccourci. Le trajet qu’on jugeait être le moins distant, nous le savons, est souvent soit le plus sinueux, obligeant à nous détourner de la ligne droite, soit le plus escarpé, amenant son lot de vertiges, soit le moins praticable, avec ses nids-de-poule, ses passages inondés, ses sables mouvants… Et même sur les mers ou dans les airs, la ligne droite n’est pas toujours la route la plus rapide, ne tenant compte ni des vents contraires, ni des intempéries, ni du trafic.
Au désert
Ainsi, quoique qualifié de plus court, l’évangile selon Marc n’a rien d’une ligne droite. Comme nous le verrons, il nous fait prendre nombre de détours, nous menant là où l’on n’aurait jamais pensé poser le pied, ou du moins, pas de cette manière. A ce propos, ses premiers versets sont révélateurs. Marc nous dépose au désert, abruptement : un lieu sauvage. Ce désert que l’on imagine semblable à celui de Judée : vallonné, escarpé, rocailleux. Et malgré les difficultés, pas le temps de lambiner. S’il n’est pas ce raccourci qu’on s’imaginait prendre, Marc est au moins le plus rapide. On y marche vite avec cet aussitôt dont il use abondamment. Ouvrir cet évangile revient à s’engouffrer dans ce désert à la découverte d’un Tout-Autre, mettant à bas les raccourcis de nos certitudes et pressant le pas pour nous faire passer d’une étape à l’autre, du désert au Golgotha…
…d’hier à aujourd’hui
Marc n’a pas écrit son évangile pour qu’il soit le plus court, le plus rapidement lu, mais pour que le Christ soit le plus proche de ses disciples comme des lecteurs. Marc dont la vie et celle de sa communauté blessée, comme nous le lirons ci-après, a sans doute beaucoup à nous faire entendre aujourd’hui. Aussi, il est heureux de s’embarquer avec l’évangéliste à bord de son évangile et de naviguer aux côtés de Jésus. Avec Marc, nous suivrons donc ce Nazaréen et Christ dans ses succès comme dans ses drames, dans les trahisons comme dans les relèvements, dans les guérisons comme dans les persécutions et autres tempêtes, au milieu du brouhaha des foules comme dans l’intimité de ses disciples.