Parallèle : Mt 4,23-25
Des quatre évangiles, celui de Marc est certainement le plus marin1. Car ce n’est pas la première fois que nous nous trouvons au bord de ce lac que Marc préfère appeler mer de Galilée. Souvenez-vous : ce fut d’abord le moment où il appela ses premiers disciples (1,39), puis, un peu plus tard, lors d’un enseignement qui précédait l’appel de Lévi et le repas chez les publicains (2,13).
Retour au bord de mer (3,7-8)
3, 7 Jésus se retira avec ses disciples près de la mer, et une grande multitude de gens, venus de la Galilée, le suivirent. 8 De Judée, de Jérusalem, d’Idumée, de Transjordanie, et de la région de Tyr et de Sidon vinrent aussi à lui une multitude de gens qui avaient entendu parler de ce qu’il faisait.
Une grande multitude
Ce ne sont plus seulement là quatre pêcheurs, ni quelques habitants de Capharnaüm. Le groupe puis la foule sont maintenant une grande multitude, expression que Marc répète pour mieux insister sur son importance. Venant du sud (Judée, Idumée), de l’est (Jourdain), du nord (Tyr et Sidon) et même de la ville sainte et capitale : Jérusalem, tout Israël jusqu’au-delà de ses frontières se rassemble autour de Jésus. Tous convergent vers lui, après avoir entendu ses faits et gestes. Le témoignage à son sujet a déjà commencé et montre son succès.
Cela vient comme en réponse aux épisodes précédents où Jésus était contesté, par quelques groupes, dans son agir : le don du pardon (2,1-12), le repas avec les pécheurs (2,13-17), l’incorrection de ses disciples (2,18-28), jusqu’à la guérison un jour de sabbat en une synagogue (3,1-6). À cela s’ajoutait l’audace de Jésus de s’affirmer comme Fils de l’homme, Époux divin, Seigneur du Sabbat. Et si quelques pharisiens et hérodiens décidèrent d’un funeste projet à son encontre, une grande multitude vient ici lui donner raison. Celle-ci venant des quatre vents pourrait bien faire écho à cette grande multitude de descendants promis à Abraham2 et que Jésus vient maintenant rassembler. La scène joue le rôle d’une mise en abyme de l’aventure de la foi : le ministère de Jésus, s’il paraît finir par une mise à mort, portera une multitude de fruits depuis, la Galilée jusqu’auprès des nations, après sa Pâque.
Foule oppressante ou oppressée ? (3,9-10)
3, 9 Il dit à ses disciples de tenir une barque à sa disposition pour que la foule ne l’écrase pas. 10 Car il avait fait beaucoup de guérisons, si bien que tous ceux qui souffraient de quelque mal se précipitaient sur lui pour le toucher.
En souffrance
On connaît ce phénomène aujourd’hui quand une star, qu’elle soit actrice, chanteuse ou pape, se risque dans un endroit public : cela devient parfois l’hystérie. Y aurait-il ici une recherche fanatique de miraculeux ou de merveilleux, voire de superstitions ? Marc nous l’a déjà démontré : Jésus n’est pas un guérisseur, un faiseur de miracles. Du moins il ne se comporte pas comme tel. Ici sont décrits deux mouvements : celui de Jésus qui prend ses distances et celui de la foule qui l’oppresse et se jette sur lui.
Ne condamnons pas trop vite cette foule. Marc précise que ceux et celles qui l’écrasent souffrent le supplice. Les traductions habituelles préfèrent les mots mal, infirmité, maladie, sans doute plus réalistes mais trop faibles pour traduire le mot grec. Car l’évangéliste emploie ici un terme3 qui désigne ailleurs un coup de fouet (Na 3,2), un supplice (Is 50,6). Ce ne sont pas de simples malades qui se jettent sur lui, mais des gens oppressés par le mal et l’injustice. En Jésus, ils jettent à la fois leurs espoirs et leurs dernières forces. Ils le reconnaissent comme l’homme pouvant les sauver, un homme saint, venant de Dieu. Alors pourquoi prendre de la distance sur cette petite barque ?
Sainte distance
Face à ce saint homme, ce Fils de l’homme, le réflexe, la réaction instinctive de la foule en souffrance consiste logiquement à toucher Celui que Dieu envoie, pour contracter une part de sa force et de sa sainteté. Mais ce geste pourrait devenir un privilège pour ceux qui ont réussi, reléguant les autres à leur drame. Jésus ne fuit pas la foule, ni ne refuse les guérisons. Cependant, il met une saine distance qui évite la bousculade et la concurrence. Il n’agit pas dans son intérêt seul mais pour le bien de tous.
En prenant de la distance, Jésus montre qu’il n’est nullement nécessaire de le toucher pour guérir. L’écouter est encore plus salutaire. Cet espace évite toute mainmise sur sa personne. En effet, toucher s’apparente à un désir de s’emparer d’une chose, d’un être ou du moins de l’insérer dans son champ personnel, sa propriété. Or Jésus ne se laisse pas accaparer comme le montre la suite de ce récit. Il est, et demeura chez Marc, insaisissable.
Injonction au silence (3,11-12)
3, 11 Et lorsque les esprits impurs le voyaient, ils se jetaient à ses pieds et criaient : « Toi, tu es le Fils de Dieu ! » 12 Mais il leur défendait vivement de le faire connaître.
Une affirmation sans savoir
Le contraste est fort entre Jésus qui déclarait ouvertement être Fils de l’homme, Époux, Seigneur du Sabbat, titres messianiques, et son refus de faire savoir maintenant qu’il est Fils de Dieu ! Pourtant cela aurait pu être le moment favorable de le faire entendre à cette foule venant des quatre coins de l’horizon. Pourquoi Jésus refuse-t-il ce titre en imposant fermement le silence ? Ce qu’on appelle le secret messianique chez Marc sera récurrent. Nous aurons donc l’occasion d’y revenir encore. Mais nous en avons eu déjà un aperçu dès sa première apparition à la synagogue de Capharnaüm.
Ici, Jésus fait taire ces esprits impurs qui pensent le connaître mieux que ces autres infirmes, mieux que lui-même, esprits qui l’enferment dans un Je sais qui tu es (1,23-26), Fils de Dieu ou Saint de Dieu… Tous ces titres sont encore insuffisants pour saisir qui il est vraiment. Désigner ainsi une personne représente une volonté de la définir, de la limiter et la réduire à un seul aspect. Sans doute pourrait-on dire que ces hommes sont qualifiés d’esprits impurs justement parce qu’ils enferment Jésus dans leur savoir humain. Ils sont dans cette confusion qu’on peut appeler impureté et qu’on nommerait aujourd’hui intégrisme : cette mainmise sur le divin qui s’exprime en termes (illusoires) de savoir absolu et qu’on impose aux autres.
Son identité de Fils de Dieu, révélée au baptême, Jésus ne tient pas des hommes, mais du Père. Il nous le fait comprendre en prenant cette distance, en mettant ce petit espace, plein de vide, entre lui et la foule. Un espace de mystère qui risque bien de s’accroître à l’annonce de la croix. Cette saine et sainte distance interdit ainsi toute appropriation et laisse place à l’écoute, à la contemplation, à la conversion. Le silence imposé aux esprits impurs permet à chacun de mieux se laisser saisir par sa parole.
Disciples oubliés de la barque
Et puis, on les aurait presque oubliés, il y a les disciples qui eux aussi sont acteurs de cette scène. Car derrière ce texte, nous pouvons observer trois comportements. Celui des oppressés qui espèrent pouvoir toucher Jésus. Celui des esprits impurs qui veulent disposer de Jésus – ces deux catégories se jetant sur lui. Et celui des disciples qui, telle cette petite barque, sont à disposition, un peu à distance, tout en étant proches, petits, mais au service de ce Seigneur qui échappera à leur propre compréhension et qu’ils continueront à suivre.
- En Marc, le mot mer (thalassa/θάλασσα ) est employé 18 fois, idem pour le terme barque (ploion/πλοῖον). Chez Matthieu, qui comporte 60% de versets supplémentaires, les termes sont employés 16 fois (pour mer) et 13 fois (pour barque). La référence à la mer et à la barque devient encore plus rare chez Luc (3 et 8 fois). Quant à Jean, l’on retrouve que neuf récurrences de ces termes, employés uniquement aux chapitres 6 et 21. En Marc, Jésus préfère les voyages en barque sur la mer de Galilée, bien qu’elle ne soit qu’un lac. ↩︎
- Pour moi, voici mon alliance avec toi : tu deviendras le père d’une multitude de nations. Gn 17,4. Voir aussi Gn Gn 48,19; Ex 32,15; Dt 26,5. ↩︎
- En grec le mot mastix / μάστιξ, désigne un supplice, un fouet. Il est employé aussi en Mc 5,29.34 à propos de l’hémorroïsse qui souffre le supplice en raison de sa maladie. ↩︎