Parallèles : Mt 17,14-21 | Lc 9,37-43
Les peintres Raphaël (†1520 →voir tableau) et Rubens (†1577 →voir tableau), entre autres, ne s’y sont pas trompés en représentant la scène de la Transfiguration. Au bas de leur œuvre figure également l’illustration de la guérison de l’enfant possédé. Dans les évangiles synoptiques, les deux récits se suivent et sans doute faut-il en effet les relier l’un à l’autre.
Le retour de Jésus (9,14-16)
Mc 9, 14 En rejoignant les autres disciples, ils virent une grande foule qui les entourait, et des scribes qui discutaient avec eux. 15 Aussitôt qu’elle vit Jésus, toute la foule fut stupéfaite, et les gens accouraient pour le saluer. 16 Il leur demanda : « De quoi discutez-vous avec eux ? »
Un débat en son absence
Ceux que Jésus rejoint, ce sont la foule et les disciples laissés seuls. Marc suggère que l’absence de Jésus a fait naître un débat entre le groupe des disciples et les scribes. Comme nous l’avons déjà noté (7,1-23), la présence de ces derniers dans l’évangile de Marc est toujours mise en relation avec la question de l’autorité de Jésus et de son identité. L’empressement de la foule rappelle cet engouement habituel pour Jésus mais ici, surtout, son retour très attendu après son séjour sur la montagne. Marc se fait l’écho des débats caractéristiques de son époque entre les chrétiens et les autres juifs1 sur l’absence physique de Jésus, ressuscité d’entre les morts, sa Seigneurie invisible ou bien à propos de son retour, sa parousie, ou encore son agir messianique dans le monde… Jésus, proclamé Christ, Seigneur et Fils de Dieu, mais muet et invisible, suscite bien des controverses.
Nous pourrions rapprocher cela du cadre narratif de l’épisode du veau d’or. Alors que Moïse, avec Josué, reçoit les commandements du Seigneur sur le mont Sinaï, son absence fait l’objet d’un vif débat au sein du peuple : Car pour ce Moïse, l’homme qui nous a fait monter du pays d’Égypte, nous ne savons ce qu’il en est devenu. (Ex 32,1-3). Sans aller jusqu’à comparer la scène qui va suivre avec le veau d’or (quoique), la descente de Jésus et des trois apôtres vers ceux restés en bas met en évidence la confusion qui règne et l’incrédulité de quelques-uns suite à son absence. La question de la présence (ou absence) de Jésus sera par ailleurs rappelée plus loin : jusqu’à quand serai-je auprès de vous ?
L’échec des disciples (9,17-18)
9, 17 Quelqu’un dans la foule lui répondit : « Maître, je t’ai amené mon fils, il est possédé par un esprit qui le rend muet ; 18 cet esprit s’empare de lui n’importe où, il le jette par terre, l’enfant écume, grince des dents et devient tout raide. J’ai demandé à tes disciples d’expulser cet esprit, mais ils n’en ont pas été capables. »
Le diagnostic
L’intervention de l’homme depuis la foule apparaît sans lien avec le débat entre les disciples et les scribes. Cependant, la guérison de l’enfant présenté ici servira de réponse à la problématique soulevée plus haut. L’enfant souffre d’épilepsie. Du moins tel est le diagnostic que nous pourrions poser aujourd’hui. Mais ici, et à cette époque, il est possédé d’un esprit muet.
L’homme met en avant l’incapacité des disciples à guérir son fils, en dénonçant leur manque de force, comme s’ils n’étaient pas assez puissants. En plus de la maladie du fils, la puissance des disciples a besoin elle aussi d’être guérie… et sans doute aussi le père.
La foi du père incrédule (9,19-24)
9, 19 Prenant la parole, Jésus leur dit : « Génération incroyante, combien de temps resterai-je auprès de vous ? Combien de temps devrai-je vous supporter ? Amenez-le-moi. » 20 On le lui amena. Dès qu’il vit Jésus, l’esprit fit entrer l’enfant en convulsions ; l’enfant tomba et se roulait par terre en écumant. 21 Jésus interrogea le père : « Depuis combien de temps cela lui arrive-t-il ? » Il répondit : « Depuis sa petite enfance. 22 Et souvent il l’a même jeté dans le feu ou dans l’eau pour le faire périr. Mais si tu peux quelque chose, viens à notre secours, par compassion envers nous ! » 23 Jésus lui déclara : « Pourquoi dire : “Si tu peux”… ? Tout est possible pour celui qui croit. » 24 Aussitôt le père de l’enfant s’écria : « Je crois ! Viens au secours de mon manque de foi ! »
De la guérison au salut
La génération incrédule ne désigne ni particulièrement le père, ni les disciples seuls, elle englobe plus largement l’ensemble des témoins d’hier à aujourd’hui. Elle fait suite à la génération des pharisiens qui demandaient un signe visible venant du ciel (8,12) et à cette génération adultère et pécheresse, dans laquelle le disciple aura honte de la croix du Christ (8,38). L’absence physique de Jésus ou d’un signe céleste et puissant venant de sa part rend difficile l’adhésion à la foi au Crucifié-Ressuscité. La foi, y compris de nos jours comme au temps de Marc, doit se confronter à cette absence visible du Christ et de signes probants. Le père de l’enfant n’avait-il pas la même exigence envers des disciples impuissants quand il s’exprimait lui-même : J’ai dit à tes disciples de le chasser ? Leur incapacité à guérir l’enfant prouverait tout autant leur propre faiblesse et l’imposture qu’est leur foi en Jésus, qui pourtant a accompli, auparavant, bien des miracles.
La rencontre avec le père vient briser cette ambiguïté. La guérison n’est pas donnée d’emblée. En dialoguant avec lui, Jésus déplace la question de la guérison du domaine du merveilleux vers celui de la relation interpersonnelle. C’est un père que Jésus rencontre. Il ne s’intéresse pas seulement au mal, mais d’abord à l’enfant et à son père. La maladie est dès lors décrite en termes de danger de mort, où qu’il soit, à chaque instant. Il n’y a plus de place pour l’enfance ni pour la vie familiale : le mal est omniprésent voire incessant. Le père n’exige plus l’expulsion d’un démon pour son fils, mais le salut pour eux deux : Viens à notre secours. Il supplie une aide vitale en faisant appel à la miséricorde de Jésus, Fils de Dieu. Dans cette prière, le père s’adresse au divin dispensateur de la vie qui, à l’image du Père, fait preuve de miséricorde pour son peuple sans berger (6,30-46) et sans pain (8,1-21).
Si tu peux quelque chose… Jésus rebondit sur cette expression. La demande du père s’appuie encore sur le probable pouvoir de Jésus. Elle se situe à l’opposé du lépreux qui demandait : Si tu le veux, tu peux… (1,40) en s’appuyant en premier sur la grâce de Jésus sans remettre en question son autorité. C’est bien ce déplacement qui est demandé au père de l’enfant. Jésus lui permet d’exprimer sa foi, c’est-à-dire sa foi en la grâce du Christ, sa foi en Quelqu’un et non plus en quelque chose.
Paradoxalement, son credo est marqué par l’imperfection : Je crois, viens au secours de mon incrédulité. Le père a maintenant tout compris. Sa foi est de l’ordre du sincère et elle exprime toute sa faiblesse, son infirmité. Lui qui exigeait, invoquant la force de Jésus et de ses disciples, reconnaît que la véritable foi s’exprime dans la faiblesse, dans l’incapacité, ce manque de force reproché aux disciples. Et cette pauvreté est offerte à la grâce du Christ. Ce ne sont pas les parfaits dans la foi, ni les bien-portants (2,13-17) que Jésus vient guérir, mais ceux qui reconnaissent leurs fragilités et leurs limites. Le pouvoir du croyant est dans cette humilité que révèle Jésus.
La guérison (9,25-27)
9, 25 Jésus vit que la foule s’attroupait ; il menaça l’esprit impur, en lui disant : « Esprit qui rends muet et sourd, je te l’ordonne, sors de cet enfant et n’y rentre plus jamais ! » 26 Ayant poussé des cris et provoqué des convulsions, l’esprit sortit. L’enfant devint comme un cadavre, de sorte que tout le monde disait : « Il est mort. » 27 Mais Jésus, lui saisissant la main, le releva, et il se mit debout.
Un retour à la vie
La guérison de l’enfant intervient alors que la foule accourt, et avant qu’elle arrive, comme pour être une fois de plus à l’écart des curieux. Ces curieux-là seront pourtant témoins de la grâce du Christ. Car cette foule qui affluait vers Jésus à son retour de la montagne, au début de notre récit, se précipite à nouveau vers Celui qui va redonner vie. Ainsi, la foule aussi est appelée à convertir son regard.
L’esprit muet est maintenant qualifié d’esprit impur, muet et sourd, s’agitant, criant… Plus qu’un récit d’exorcisme supplémentaire, l’enfant et son père sont emblématiques de bien des guérisons précédentes. On y retrouve un lien entre parent et enfant : la fille de Jaïre (5,35) et celle de la syro-phénicienne (7,25), l’expulsion d’esprits impurs vociférant (1,23; 3,11; 5,2), sans oublier les guérisons des malades, sourd-muet et démoniaques qui sont amenés auprès de Jésus (1,32; 2,3; 3,11, 7,32-35…). Ce passage constitue d’ailleurs le dernier récit d’exorcisme de l’évangile. L’esprit impur est sommé de sortir et de ne plus revenir.
Ce passage prend d’ailleurs, très vite, la tournure d’un récit de retour à la vie. L’enfant est comme mort et tel est le constat de la foule des témoins. Une fois de plus l’exorcisme et la guérison ne sont pas la finalité du geste de Jésus. Il ne vient pas seulement soigner, expulser les démons par sa parole, il vient prendre par la main, relever et faire tenir debout. Ce retour à la vie est le fruit de la foi. La relation entre le père et le fils est pleinement restaurée par cette rencontre avec le Christ. Ainsi, le croyant doit se laisser saisir pour être remis debout, redonné à la vie.
Que par la prière (9,28-29)
9, 28 Quand Jésus fut rentré à la maison, ses disciples l’interrogèrent en particulier : « Pourquoi est-ce que nous, nous n’avons pas réussi à l’expulser ? » 29 Jésus leur répondit : « Cette espèce-là, rien ne peut la faire sortir, sauf la prière. »
Mais quelle prière ?
Pourquoi les disciples furent incapables de réaliser eux-mêmes ce que Jésus a fait ? À cette question, Jésus répond en pointant la nécessité de la prière. Mais la réponse assez évasive est également troublante. Car Jésus lui-même n’a pas prié avant la guérison de l’enfant. À quoi correspondrait cette prière ? De plus, nous avons déjà rencontré beaucoup d’esprits impurs et même une légion de démons (5,1-20), dès lors que désigne cette espèce-là qui se distinguerait des autres ?
En faisant référence à la prière, Jésus n’indique pas une technique pour chasser les esprits impurs. Il fait ici référence à l’attitude du disciple et croyant, une posture d’humilité dans la reconnaissance de son impuissance et de ses limites – attitude dont le père de l’enfant a fait preuve. À sa prière, seul le Christ agit. La prière devient l’expression d’une conversion nécessaire devant une attente que Dieu seul veut et peut combler par la grâce vivifiante de son Messie. La prière mentionnée ici désigne ce lieu de la rencontre vitale entre les croyants et leur Seigneur, lieu de conversion au Christ et à sa parole.
Cette espèce-là ne désigne donc pas seulement cet esprit impur, muet et sourd, mais tout ce qu’il représente pour les disciples. L’impur désir d’exiger un signe prodigieux et probant venant du Christ, à l’image des scribes et pharisiens (8,1-21) ; la difficulté à entendre la Parole et notamment celle de l’annonce de la Passion (8,27-9,1), à l’image des disciples… bref l’incrédulité dans ses multiples dimensions – comme autant de veaux d’or – qui n’ouvre ni à la Vie, ni au Salut. Les prochains passages de l’évangile vont, justement, laisser place à des enseignements de Jésus sur le sens de la vie croyante à la lumière de sa Passion, conviant ainsi ses disciples à une nécessaire conversion.
- Rappelons qu’au premier siècle, et comme l’affirme saint Paul (Rm 11), les chrétiens font partie du monde du judaïsme. ↩︎