Parallèles : Mt 19,16-30 | Lc 18,18-30
28e dim. ord. (B) 10,17-30
Un débat en appelle un autre. Un homme1 accourt vers Jésus et se jette à ses pieds. Ces deux gestes vont généralement de pair avec l’urgence d’une guérison physique, comme pour le lépreux (1,40-45), Jaïre (5,21…43) ou la syro-phénicienne (7,24-31). La demande est toute autre mais elle est tout aussi vitale : comment obtenir de Dieu la vie éternelle ?
La quête de la Vie éternelle (10,17)
Mc 10, 17 Jésus se mettait en route quand un homme accourut et, tombant à ses genoux, lui demanda : « Bon Maître, que dois-je faire pour avoir la vie éternelle en héritage ? »
La quête
Venant après les recommandations faites aux Douze et aux disciples, la rencontre entre Jésus et cet homme donne à comprendre ces appels à l’abaissement, l’abandon et la perte comme un véritable gain, vital et durable. La quête de l’homme porte sur la vie éternelle. Ce désir est à entendre d’abord dans une volonté de jouir, dans le temps présent, de la vie que Dieu donne en sa bénédiction comme pour Abraham qui mourut dans une vieillesse heureuse, âgé, rassasié de jours (Gn 25,8) et comblé d’une descendance nombreuse (Gn 15,5). Face à la maladie, l’indigence, l’injustice et la mort, précarité de sa condition, l’homme n’est qu’un souffle (Ps 144,4) mais, dans sa foi, il compte sur son Dieu, sauveur et libérateur, qui fait mourir et vivre (Dt 32,29).
Ainsi, Dieu donna à son peuple un salut vital dans le don de sa Loi, parole de Vie : Et maintenant, Israël, écoute les lois et les coutumes que je vous enseigne aujourd’hui pour que vous les mettiez en pratique : afin que vous viviez et que vous entriez et héritiez du pays que vous donne le Seigneur, le Dieu de vos pères (Dt 4,1). La fidélité à la Loi et l’attachement à Dieu ouvrent à son peuple et au croyant fidèle un chemin de vie (Dt 30,15) où le juste vivra par sa fidélité (Ha 2,4). Cette vie promise au juste, faite de bonheur et de prospérité, s’accomplit même au-delà la mort. Dieu, maître de la Vie, n’abandonne pas ses serviteurs fidèles : le roi du monde nous ressuscitera pour une vie éternelle, nous qui mourons pour ses lois (2 Ma 7,9).
Bon maître… (10,18-19)
10, 18 Jésus lui dit : « Pourquoi dire que je suis bon ? Personne n’est bon, sinon Dieu seul. 19 Tu connais les commandements : Ne commets pas de meurtre, ne commets pas d’adultère, ne commets pas de vol, ne porte pas de faux témoignage, ne fais de tort à personne, honore ton père et ta mère. »
Les commandements
L’homme s’adresse ici à la compétence de Jésus. Tel un bon ouvrier, Jésus est à ses yeux un bon maître, qui saura le guider dans sa recherche. Immédiatement, Jésus le renvoie à la source : Dieu, unique et bon créateur (Gn 1), plein de bonté, qui a donné sa Loi pour que l’homme vive. En faisant allusion aux dix commandements (Ex 20,1-17, Dt 5,1-21), Jésus renvoie l’homme à son savoir.
Les commandements cités ont pour objet le souci du prochain et le respect des parents. La présente vie fraternelle et domestique est citée telles des conditions pour l’accès à la vie éternelle. Ces préceptes répondent bien à la demande de l’homme. Ils ont en commun de mettre en jeu un savoir : tu connais et un faire : une action bénéfique envers la vie. Cependant, sur les dix commandements, Jésus n’en exprime ici que six. En aurait-il oubliés ? Aucun des préceptes concernant la piété envers Dieu et l’observance du sabbat ne sont effectivement mentionnés.
Le chiffre six est habituellement associé à l’incomplétude2. Jésus a cité six commandements qui ne font nulle référence directe à Dieu. Ce Dieu, un seul et bon, qu’il évoquait, était déjà absent de la question de l’homme. Comme pour les trois premiers commandements, Jésus rappelle la prédominance de la foi en ce Dieu d’Israël, unique et seul Dieu éternel et sauveur. Ne le sais-tu pas ? Ne l’as-tu pas entendu dire ? Le Seigneur est un Dieu éternel, créateur des extrémités de la terre. Il ne se fatigue ni ne se lasse, insondable est son intelligence. Il donne la force à celui qui est fatigué, à celui qui est sans vigueur il prodigue le réconfort (Is 40,28-29).
Du faire au dé-faire, de l’avoir à être (10,20-21)
10, 20 L’homme répondit : « Maître, tout cela, je l’ai observé depuis ma jeunesse. » 21 Jésus posa son regard sur lui, et il l’aima. Il lui dit : « Une seule chose te manque : va, vends ce que tu as et donne-le aux pauvres ; alors tu auras un trésor au ciel. Puis viens, suis-moi. »
A la suite de Jésus
Mais l’homme n’a pas saisi l’allusion. Il demeure dans la logique du faire, celle de la pratique de la Torah, reléguant la vie éternelle au statut d’une juste récompense. Cependant le tout cela démontre bien que son observance de la Loi est insuffisante. Il fait part à Jésus d’un manque comme s’il cherchait ce qu’il doit faire de plus pour avoir cette vie éternelle. Il se situe uniquement sur un mode d’action, un activisme qui fait dépendre son salut uniquement de ses propres moyens et capacités.
Et voilà que Jésus désigne ce manque ni par un faire, ni par un avoir. L’unique déficience de l’homme ne peut être comblée que par un dé-faire : vendre ses biens et les donner, se débarrasser de son héritage et de son avoir pour devenir, être disciple à la suite de Jésus. Ce n’est plus une action, mais une transformation en profondeur. Une totale conversion. En vendant ses biens pour les donner aux nécessiteux, il honore les commandements envers le prochain. En suivant Jésus, il exprime un véritable respect envers Dieu. C’est à ce prix de l’abandon qu’il pourra bénéficier de la grâce du vrai trésor des Cieux qu’est Jésus lui-même.
Un trésor céleste sur les pas de Jésus
Dans la tradition biblique, le trésor céleste du croyant correspond à la connaissance de Dieu3. Jésus se présente comme celui qui permet justement de Le connaître mieux qu’une obéissance à la Loi scrupuleuse et aveugle. Dans notre évocation des dix commandements, nous avions observé l’absence du précepte sur le sabbat4. Or le sabbat n’est-il pas l’abandon de toute activité (et activisme), de toute domination sur ses biens, sa famille, ses serviteurs pour honorer Dieu créateur et sauveur, et laisser place à la Grâce ? Avec Jésus, l’homme ne suivra pas seulement le bon maître mais ce seul bien qui lui manquait.
Car suivre Jésus n’est pas un commandement supplémentaire, mais une réponse à son appel que suggèrent son regard et son amour envers l’homme riche. Il l’aime pour ce qu’il est, avant de connaître sa réponse. Dans ce vis-vis aimant, Jésus lui permet de puiser son salut à l’amour premier de Dieu. Si le Seigneur s’est attaché à vous … c’est par amour pour vous et pour garder le serment juré à vos pères, que le Seigneur vous a fait sortir à main forte et délivré de la maison de servitude, du pouvoir de Pharaon, roi d’Égypte (Dt 7,7-8). L’amour de Dieu, dans ce regard de Jésus, est un appel et non une récompense. Notre homme voulait hériter de la vie éternelle, mais pour cet héritage, il lui faut être fils à l’image du Fils et tout laisser pour le suivre.
Les disciples (10,22-25)
10, 22 Mais lui, à ces mots, devint sombre et s’en alla tout triste, car il avait de grands biens. 23 Alors Jésus regarda autour de lui et dit à ses disciples : « Comme il sera difficile à ceux qui possèdent des richesses d’entrer dans le royaume de Dieu ! » 24 Les disciples étaient stupéfaits de ces paroles. Jésus reprenant la parole leur dit : « Mes enfants, comme il est difficile d’entrer dans le royaume de Dieu ! 25 Il est plus facile à un chameau de passer par le trou d’une aiguille qu’à un riche d’entrer dans le royaume de Dieu. »
Mes enfants..
Cet appel à la conversion n’est pas entendu. Pour l’homme riche, l’invitation de Jésus demeure une parole et non un appel. Au regard aimant de Jésus répond le regard triste et assombri de l’homme riche. Celui qui voulait faire pour hériter la vie éternelle, ne peut suivre la proposition de Jésus de perdre pour entrer dans le règne.
Ce changement radical de logique suscite également la réaction des disciples. Jésus les appelle ici mes enfants… comme pour mieux les inviter à renaître fils, à sa parole. Il ne nie pas cette difficulté à tout laisser pour ceux qui possèdent de grands biens, une difficulté synonyme d’impossibilité pour celui qui veut rester riche.
Effectivement, à vue humaine, comment un chameau pourrait passer dans le chas d’une aiguille ? Ce choix du chameau n’est pas anodin. L’animal est associé à l’opulence de son maître dont il transporte les richesses : sur la bosse des chameaux leurs trésors (Is 30,6). Et même s’il se libère de son esclavage et de son chargement, le chameau pourrait-il traverser un trou d’aiguille ? L’homme riche est ainsi condamné à rester hors de ce royaume de Dieu. Du moins selon une logique bien humaine.
S’ouvrir à la grâce de son amour (10,26-27)
10, 26 De plus en plus déconcertés, les disciples se demandaient entre eux : « Mais alors, qui peut être sauvé ? » 27 Jésus les regarde et dit : « Pour les hommes, c’est impossible, mais pas pour Dieu ; car tout est possible à Dieu. »
Pour une conversion
Seul Dieu est capable de recréer, de faire devenir le croyant si petit que le trou d’une aiguille peut devenir une porte royale. Et si le disciple se pose encore la question : Que faut-il faire pour devenir petit, ou avoir un ticket d’entrée ? c’est qu’il n’a pas encore saisi qu’il lui faut entrer dans la logique de l’amour divin. En fixant son regard sur ses disciples, Jésus reprend la même attitude qu’avec l’homme riche. Ce regard est bien celui du Fils de l’homme qui aime à l’image de son Père. Ce possible divin est celui de la Création et du Salut dont il demeure le seul maître qui œuvre maintenant par son Fils bien-aimé (9,2-13).
Entrer dans la logique de la grâce ne réside pas ici en un soutien, une aide supplémentaire de Dieu à des efforts humains, bien vains, mais consiste dans l’accueil d’un amour pour une conversion radicale. Accepter l’amour de Dieu permet de se mettre en route : Va ; de quitter un confort : Vends ; d’abandonner une logique d’accumulation (de biens ou de règles accomplies) : ce que tu as ; pour une vie faite de perte et de don ; donne-le aux pauvres ; dans les pas de Jésus et à l’écoute de sa parole : suis-moi !
Pierre et les apôtres (10,28-31)
10, 28 Pierre se mit à dire à Jésus : « Voici que nous avons tout quitté pour te suivre. » 29 Jésus déclara : « Amen, je vous le dis : nul n’aura quitté, à cause de moi et de l’Évangile, une maison, des frères, des sœurs, une mère, un père, des enfants ou une terre 30 sans qu’il reçoive, en ce temps déjà, le centuple : maisons, frères, sœurs, mères, enfants et terres, avec des persécutions, et, dans le monde à venir, la vie éternelle. 31 Beaucoup de premiers seront derniers, et les derniers seront les premiers. »
Tout quitter, mais pour quoi ?
Pierre, porte-parole des Douze, soulève une autre remarque qui n’est pas sans lien avec la quête de la vie éternelle de l’homme riche. Il donne déjà à entendre, ce que le Christ a su opérer en eux, eux dont il a fait ses apôtres. Pourtant la phrase de Pierre laisse un certain suspens. Tout quitter certes… te suivre certes… mais pour quoi ? La réponse de Jésus met en avant ce que les apôtres ont su laisser : biens, vie familiale… Mais surtout, il souligne combien ces abandons ne sont pas de l’ordre de la perte mais du gain.
Ce bénéfice exceptionnel, au centuple, se situe dans leur vie actuelle : maintenant, dans le temps présent du règne, et pas seulement pour un au-delà. Ce gain et cette vie éternelle, faite de bonheur et de prospérité, se trouvent au sein d’une nouvelle famille et d’une nouvelle terre. Ces maisons et champs, frères et sœurs, mères et enfants désignent toute la vie ecclésiale dans laquelle sont entrés les disciples. Elle devient ce trésor céleste, ce don du Père5. Cette nouvelle famille (3,20-35) est sans prix. Y compris au milieu des épreuves, elle est le lieu où se vit le règne de Dieu, là où les derniers des petits peuvent devenir premiers, et où le Christ et Fils de l’homme, qui aime en premier, se fait le serviteur de tous, et où la guérison devient re-création pour la vie éternelle.
- Chez Matthieu 19,22 il est présenté comme un jeune homme riche. Luc (18,18) le qualifie de chef ou notable, insistant sur son rang social. Ici, chez Marc, l’homme est un adulte, riche, qui a suivi la Loi depuis sa jeunesse. ↩︎
- À l’inverse du chiffre sept, chiffre de la plénitude et de la perfection. ↩︎
- Proverbes 2,4-5 Si tu cherches la sagesse comme l’argent, si tu la déterres comme un trésor, alors tu comprendras ce qu’est la crainte du Seigneur, tu trouveras la connaissance de Dieu. ↩︎
- Jésus a cité six des commandements et évoqué, à travers ce un seul Dieu, les trois premiers. Il en manque donc un. ↩︎
- Si le père est cité lors de la première énumération (père et mère), ce terme est absent de la seconde. Comme si Marc suggérait la présence de Dieu Père dans le don même de cette nouvelle famille. ↩︎