Parallè-les : Mt 21,33-46 | Lc 20,9-19
Nous sommes toujours au Temple, lors de la confrontation de Jésus avec la triade des grands prêtres, anciens et scribes. Jésus maintenant développe sa réponse, lui, qui n’a pas voulu leur révéler explicitement d’où il tenait son autorité (11,28).
Un homme planta une vigne (12,1)
Mc 12, 1 Jésus se mit à leur parler en paraboles : « Un homme planta une vigne, il l’entoura d’une clôture, y creusa un pressoir et y bâtit une tour de garde. Puis il loua cette vigne à des vignerons, et partit en voyage.
De la vigne aux vignerons
Jésus livre à ses détracteurs cette parabole mettant en scène un homme, sa vigne pour laquelle il a tout fait et qu’il confie à des vignerons. À ce point du récit, l’image de la vigne est connue de ses auditeurs. Avec l’évocation de la tour et du pressoir, Jésus reprend les mots mêmes du prophète Isaïe : Que je chante pour mon ami, le chant du bien-aimé et de sa vigne : Mon bien-aimé avait une vigne sur un coteau plantureux. Il y retourna la terre, enleva les pierres et installa un plant de choix. Au milieu, il bâtit une tour et il creusa aussi un pressoir. Il en attendait de beaux raisins, il n’en eut que de mauvais (Is 5,1-2).
Tout correspond : un homme, qui met tout en œuvre pour sa vigne… Et logiquement, l’on s’attendrait – en suivant Isaïe – à une dénonciation de l’iniquité du peuple et son infidélité à l’Alliance : La vigne du Seigneur de l’univers, c’est la maison d’Israël, et les gens de Juda sont le plant qu’il chérissait. Il en attendait le droit, et c’est l’injustice. Il en attendait la justice, et il ne trouve que les cris des malheureux. (Is 5,7). Mais, la suite de la parabole de Jésus prend une autre tournure. Ce n’est pas le manque de fruits (comme pour le figuier de la veille) ou leur mauvaise qualité qui seront dénoncés, mais la cupidité des vignerons et cela indépendamment de la productivité de la vigne.
L’envoi des serviteurs (12,2-5)
12, 2 Le moment venu, il envoya un serviteur auprès des vignerons pour se faire remettre par eux ce qui lui revenait des fruits de la vigne. 3 Mais les vignerons se saisirent du serviteur, le frappèrent, et le renvoyèrent les mains vides. 4 De nouveau, il leur envoya un autre serviteur ; et celui-là, ils l’assommèrent et l’humilièrent. 5 Il en envoya encore un autre, et celui-là, ils le tuèrent ; puis beaucoup d’autres serviteurs : ils frappèrent les uns et tuèrent les autres.
De l’autorité des messagers et des vignerons
Comme pour le récit du figuier, la parabole de Jésus fait allusion à la récolte de fruits et à un temps favorable1. Mais ici, le récit devient dramatique. Aux mauvais fruits attendus traditionnellement, ce sont la violence et le meurtre qui sont décrits dans un crescendo. D’abord rejetés, puis battus et enfin tués, les émissaires nombreux sont victimes des vignerons, sans aucune explication, pour le moment. La figure de ces serviteurs maltraités peut faire référence au sort dont furent victimes bien des prophètes depuis Jérémie, frappé et emprisonné (Jr 37), et Isaïe, dont des traditions rapportaient son martyre, jusqu’à Jean le baptiste, vénéré par la foule du Temple et décapité par Hérode. Aucun de ces prophètes ne furent bien accueillis en leur propre patrie.
Mais qui se cache derrière la figure des vignerons ? Certes, plus loin, les grands prêtres, scribes et anciens vont s’y reconnaître. Mais à ce niveau du récit, les vignerons pourraient tout aussi bien représenter Hérode ou toute instance de pouvoir en Judée. Bien plus, la communauté de Marc, elle-même victime de persécutions, peut aussi se retrouver dans ces serviteurs tués injustement. Mais une parabole ne peut se réduire à une allégorie où chaque élément correspond à une réalité. La parabole dépasse l’allégorie. Elle met en jeu ici deux groupes qui possèdent une autorité légitime venant du même maître. Ainsi l’opposition soulevée plus tôt (11,27-33) entre une autorité venant de Dieu – du Ciel –, telle la caste sacerdotale, contre une autorité venant des hommes – dont Jésus est suspecté – est ainsi balayée. Jésus oppose dans sa parabole deux catégories légitimées dans leur fonction par le même maître : les vignerons et les serviteurs. Et pourtant, l’usage de la légitime autorité des vignerons sur la vigne apparaît malhonnête et malfaisant. Comme toujours, une parabole est racontée pour nous surprendre. Et sans doute déjà nous interrogeons-nous : après tant d’émissaires battus et tués, que fait le maître de la vigne ?
L’envoi du fils (12,6-9)
12, 6 Il lui restait encore quelqu’un : son fils bien-aimé. Il l’envoya vers eux en dernier, en se disant : “Ils respecteront mon fils.” 7 Mais ces vignerons-là se dirent entre eux : “Voici l’héritier : allons-y ! tuons-le, et l’héritage va être à nous !” 8 Ils se saisirent de lui, le tuèrent, et le jetèrent hors de la vigne. 9 Que fera le maître de la vigne ? Il viendra, fera périr les vignerons, et donnera la vigne à d’autres.
Le fils bien-aimé et père trop aimant
Comment ne pas reconnaître l’image de Jésus, le fils bien-aimé (1,11 ; 9,7), qui, envoyé à ce titre et en vertu de cette autorité de fils, sera bientôt arrêté et crucifié hors de la ville par ces mêmes membres légitimes du sanhédrin. Leur statut et leur fonction n’ont pas suffi à accueillir pleinement l’autorité du fils aimé.
La réaction du propriétaire apparaît irrationnelle. Après trois serviteurs bafoués, il en envoie toujours et jusqu’à son propre fils. Face à la culpabilité des vignerons, la parabole insiste en premier lieu sur la persévérance du Père qui ne cesse de vouloir être présent à sa vigne, à son peuple. Alors que les seules réponses des vignerons s’expriment en violence et en mort, le Père est patience, longanimité et espérance.
Ils respecteront mon fils. Telle est sa volonté. La relation, qui est mise en avant, n’est pas celle d’un propriétaire qui souhaite être rétribué, mais d’un Père espérant être reconnu dans une relation filiale. L’envoi de son fils veut ouvrir les vignerons à un autre mode de relation à leur Seigneur. Pourtant, leur conversion n’aura pas lieu. Leur réaction est tout autre. En tuant le fils unique, ils espèrent récupérer l’héritage. Leur raisonnement se situe uniquement dans une logique sacrificielle de rétribution et non dans une relation gracieuse.
Aussi, la mission du fils est mise en avant : il se fait serviteur de l’espérance du Père. Un fils bien-aimé envoyé par un Père trop aimant. L’autorité de Jésus ne peut être réduite à une fonction royale, messianique ou sacerdotale. Son autorité puise sa légitimité dans sa relation au Père. La mission du Christ révèle la persévérance aimante de Dieu. Ce fils accomplit la mission divine jusqu’au bout, humble et humilié, jusqu’à être jeté, crucifié, hors de la vigne comme un vulgaire déchet.
Le don de la vigne et du Fils
Ici, les vignerons demeurent ces spécialistes – de tout temps – en grappes et en lois, en vendanges et en sacrifices, en héritage et en rétribution, mais, hélas, aveugles et sourds à toute relation véritable envers le Seigneur de la vigne. Ils ont préféré éliminer le fils pour devenir propriétaire2 plutôt que de devenir fils, à l’image du bien-aimé, pour être héritiers de la grâce, en ce temps favorable.
Il nous faut certainement revenir au commencement de la parabole. L’homme, qui a créé sa vigne (Gn 2,8) depuis le plant jusqu’à la tour, la confie à des vignerons. Ce verbe confier3 exprime peut-être déjà un malentendu. Il est utilisé, essentiellement, à l’occasion de mariage4. Ainsi, le don de la vigne aux vignerons entre dans le cadre d’une relation d’alliance faite d’échanges gracieux et de confiance. Les vignerons, quant à eux, s’en tiennent au sens plus rare, mais plus rentable, d’une mise en fermage. Le don et les motifs du don sont oubliés : faire que la vigne porte du fruit en abondance jusqu’à en rendre grâce. Je vous ai donné un pays où tu n’avais pas peiné, des villes que vous n’aviez pas bâties et dans lesquelles vous habitez, des vignes et des oliviers que vous n’aviez pas plantés et vous en mangez les fruits ! (Jos 24,13)
La parabole se conclut par un jugement condamnant la culpabilité de ces vignerons et mettant fin à leur responsabilité sur la vigne. Elle est confiée à d’autres, c’est-à-dire à celles et ceux qui accueillent la grâce du fils bien-aimé et serviteur, envoyé et livré. Le temps des sacrifices du Temple laisse place maintenant à un nouveau Temple fait d’une pierre nouvelle.
La pierre d’angle (12,10-12)
12, 10 N’avez-vous pas lu ce passage de l’Écriture ? La pierre qu’ont rejetée les bâtisseurs est devenue la pierre d’angle : 11 c’est là l’œuvre du Seigneur, la merveille devant nos yeux ! » 12 Les chefs du peuple cherchaient à arrêter Jésus, mais ils eurent peur de la foule. – Ils avaient bien compris en effet qu’il avait dit la parabole à leur intention. Ils le laissèrent donc et s’en allèrent.
Le rejet des bâtisseurs
Nous revoilà, comme au début de la parabole, dans le domaine de la construction. Le pressoir et la tour pouvaient évoquer le Temple dans lequel Jésus prononce cette parabole. Car, dans ce contexte immédiat, la débat porte sur l’autorité de Jésus sur le Temple. La pierre angulaire, pierre qui aux yeux des bâtisseurs n’avait pas une apparence digne, ni d’utilité pour être de la construction, est pourtant mise en avant par le Seigneur.
Ainsi, Jésus, rejeté par les grands prêtres, les scribes, les anciens, livré aux mains des nations païennes (10,32-45) devient la pierre de tête d’angle du véritable lieu d’adoration et de pardon. L’expression utilisée reprend le psaume déjà entendu lors de l’entrée de Jésus à Jérusalem (11,1-11) : La pierre qu’ont rejetée les bâtisseurs est devenue la tête de l’angle ; c’est là l’œuvre du Seigneur, ce fut merveille à nos yeux. Voici le jour que fit le Seigneur, pour nous allégresse et joie. … Béni soit au nom du Seigneur celui qui vient ! (Ps 117/118,22-26).
C’est le Christ rejeté, jeté hors de la ville, qui deviendra l’œuvre essentielle du Seigneur, et non pas l’imaginaire d’une figure triomphante et acclamée royalement à son entrée dans la ville. La pierre que les spécialistes n’ont pourtant pas jugée acceptable pour leur construction, devient celle qui est maintenant, placée par Dieu, au plus haut et au plus visible (tête ou sommet), faisant à l’angle la jonction de deux murs, celui des païens et celui des juifs, ou des justes et des pécheurs, des impurs et des pieux. Ainsi, le rejet du Christ et sa Croix, rendent manifeste l’œuvre du Salut de Dieu, offert gracieusement à tous ceux qui croient.
- En grec kairos/καιρός, saison, ou temps convenu, favorable, moment venu, temps décisif. ↩︎
- Dans une logique absurde, on peut penser qu’en l’absence d’héritier, la vigne pourrait leur revenir. Mais le point d’instance porte, justement, sur cette logique déraisonnable et malsaine. ↩︎
- En grec ekdidomi / ἐκδίδωμι : confier, livrer, abandonner, louer. ↩︎
- En Ex 2,21 Cipporah est donnée à Moïse. De même pour la dot de la fille de Caleb donnée à Aksa Jg 1,14-15 ou des sept unions de Sara dans le livre de Tobie 3,8. Voir aussi 1M 10,58; Si 7,25 et Lv 21,3. ↩︎