26ème dim. ord. (C) Lc 16,19-31 ↓
La parabole précédente invitait les disciples à être ces gérants dispendieux en grâce et en miséricorde de Dieu. Le cadre de cet épisode est cette fois plus conflictuel car la suite des versets voit revenir les pharisiens sur le devant de la scène. La parabole de l’homme riche et du pauvre Lazare vient dénoncer non seulement leur amour de l’argent, mais leur attitude comptable vis-à-vis de la Loi.
Les pharisiens qui aimaient l’argent (16,14-18)
16,14 Quand ils entendaient tout cela, les pharisiens, eux qui aimaient l’argent, tournaient Jésus en dérision. 15 Il leur dit alors : « Vous, vous êtes de ceux qui se font passer pour justes aux yeux des gens, mais Dieu connaît vos cœurs ; en effet, ce qui est prestigieux pour les gens est une chose abominable aux yeux de Dieu. 16 La Loi et les Prophètes vont jusqu’à Jean le Baptiste ; depuis lors, le royaume de Dieu est annoncé, et chacun met toute sa force pour y entrer.17 Il est plus facile au ciel et à la terre de disparaître qu’à un seul petit trait de la Loi de tomber.18 Tout homme qui renvoie sa femme et en épouse une autre commet un adultère ; et celui qui épouse une femme renvoyée par son mari commet un adultère.
De l’argent à la justice
Derrière cette question du prestige, il y a sans doute l’orgueil mais aussi cette reconnaissance attendue habituellement par ces pharisiens, fiers de suivre les voies du Seigneur, obéissant avec soin aux commandements de la Loi. Or, et les versets le confirment (16,19-31), le langage de Luc glisse subtilement du thème de l’argent à celui de la justice. Derrière ce terme de juste associé aux pharisiens, il faut reconnaître leur zèle scrupuleux (et parfois comptable) de la Loi. Dès lors l’image du mauvais gérant montré en exemple (16,1-13) devient encore plus contradictoire à leurs yeux. La Loi n’est pas pour autant méprisée : elle est,ici, avec toute l’Écriture, associée au royaume de Dieu, espéré depuis Moïse jusqu’à Jean le Baptiste. La position de Jésus sur la répudiation (cf Mc 10,1-16), brièvement évoquée dans cet évangile (16,18), montre, en vertu du Royaume, une exigence de fidélité à laquelle les pharisiens ne souscrivent pas.
Ces pharisiens, qui ici tournent Jésus en dérision, se faisaient un honneur d’être justes grâce à leur bonne gestion de la Loi. Comment Jésus peut-il inviter ses disciples à être de mauvais gérants pour le Seigneur ?
La sainte pourpre et l’ulcère maudit (16,19-21)
16, 19 « Il y avait un homme riche, vêtu de pourpre et de lin fin, qui faisait chaque jour des festins somptueux. 20 Devant son portail gisait un pauvre nommé Lazare, qui était couvert d’ulcères. 21 Il aurait bien voulu se rassasier de ce qui tombait de la table du riche ; mais les chiens, eux, venaient lécher ses ulcères.
L’un riche, l’autre pauvre
Dans sa parabole, Jésus commence par présenter deux personnages que tout oppose : l’un est riche, l’autre pauvre; l’un est vêtu de pourpre, l’autre couvert d’ulcères. La pourpre et le lin ne soulignent pas seulement le luxe mais désignent l’appartenance à un rang social élevé. Pourpre et lin, dans les Écritures, sont destinés également à la Tente de la Rencontre (Ex 26,1) et aux vêtements des grand-prêtres (Ex 28,5). Le riche fait des festins de manière quotidienne tandis que le pauvre n’a accès à aucune miette, et n’a que de vulgaires chiens pour compagnie.
Tout oppose donc ces deux êtres. L’un semble comme béni de Dieu : richesse, vêtement, statut social, festin… tandis que le pauvre reçoit un vocabulaire lié à la malédiction. L’ulcère renvoie à la sixième plaie d’Égypte (Ex 9,9) et à ceux qui désobéissent à la Loi ,à qui il est promis, selon Dt 28,27 Le Seigneur te frappera des furoncles d’Égypte, d’abcès, de gale, de pustules, et rien ne pourra t’en guérir. La présence des chiens venant lécher ses ulcères n’est pas sans évoquer non plus la malédiction du prophète Élie contre le roi Achab après le meurtre de Naboth : 1R 21,19 À l’endroit même où les chiens ont lapé le sang de Naboth, les chiens laperont ton sang à toi aussi.
Le riche anonyme et le pauvre Lazare
Le vocabulaire et le contexte nous invitent donc à ne pas réduire cette parabole à la seule interprétation qui dénoncerait l’indifférence des riches envers les pauvres. D’ailleurs de quelle richesse est-il question ? L’homme riche est-il seulement un nanti ? Les versets précédents nous ont montré ce glissement de l’argent à la Loi. Cela ne signifie en rien qu’il faille minorer le danger de l’amour des richesses dénoncé également. Mais cette lecture est bien trop étroite, voire caricaturale.
Ainsi l’homme est vêtu de pourpre et de lin, à l’image des grands-prêtres, donne un festin chaque jour, tels les sacrifices du Temple dont sont exclus les porteurs de lèpres et d’ulcères comme Lazare à la porte du riche. Le riche fait donc figure d’homme pieux, religieux, juste … riche en obéissance, un bon gérant des commandements (16,1-13), tandis que le pauvre est décrit avec des termes utilisés pour les pécheurs et les païens. Bref, apparemment le prestige de l’homme à la sainte pourpre le place du côté de la bénédiction divine à laquelle n’a pas accès celui qui est apparemment maudit aux yeux des hommes.
Mais déjà la parabole introduit un point bénéfique non négligeable en faveur du pauvre : il est le seul ici dont nous connaissons le nom. Le riche est et restera anonyme. En prononçant son nom, Jésus introduit le pauvre Lazare dans une bénédiction : il est un familier de Dieu. Ce riche anonyme peut, quant à lui, porter tous les noms : celui des pharisiens comme aussi celui de l’auditeur et le nôtre.
La mort et Abraham (16,22-26)
16, 22 Or le pauvre mourut, et les anges l’emportèrent auprès d’Abraham. Le riche mourut aussi, et on l’enterra. 23 Au séjour des morts, il était en proie à la torture ; levant les yeux, il vit Abraham de loin et Lazare tout près de lui. 24 Alors il cria : “Père Abraham, prends pitié de moi et envoie Lazare tremper le bout de son doigt dans l’eau pour me rafraîchir la langue, car je souffre terriblement dans cette fournaise. 25 – Mon enfant, répondit Abraham, rappelle-toi : tu as reçu le bonheur pendant ta vie, et Lazare, le malheur pendant la sienne. Maintenant, lui, il trouve ici la consolation, et toi, la souffrance. 26 Et en plus de tout cela, un grand abîme a été établi entre vous et nous, pour que ceux qui voudraient passer vers vous ne le puissent pas, et que, de là-bas non plus, on ne traverse pas vers nous.”
Un grand abîme
La mort sera le seul point commun entre Lazare et l’homme riche. Mais le mouvement n’est pas le même : Lazare est porté auprès d’Abraham, figure traditionnelle du juste par excellence. Le riche est enterré et laissé au shéol, le séjour des morts. L’abaissé aux yeux des hommes est élevé, le prestigieux mondain est descendu. L’écart qui séparait les deux hommes devient un grand abîme infranchissable. Qu’est-il donc arrivé pour que la situation s’inverse à ce point et récompense celui qui a tout du pécheur ?
Da manière rapide (et simpliste), on pourrait ainsi résumer : le riche est puni de n’avoir su partager ses richesses durant sa vie, tandis que le pauvre se voit consoler par Dieu … après sa mort. Mais est-ce bien la finalité de cette parabole ? Car il s’agit bien d’une parabole et non la simple description du jugement dernier.
Charité bien ordonnée ?
L’homme riche a-t-il manqué de charité ? On pourrait certes l’affirmer car rien ne l’indique dans le récit. Cependant ce serait oublier que l’aumône fait partie intégrante des devoirs du bon croyant :
Dt 15,7 Se trouve-t-il chez toi un malheureux parmi tes frères, dans l’une des villes de ton pays que le Seigneur ton Dieu te donne ? 8 Tu n’endurciras pas ton cœur, tu ne fermeras pas la main à ton frère malheureux, mais tu lui ouvriras tout grand la main et lui prêteras largement de quoi suffire à ses besoins.
Or, Lazare aurait bien voulu se rassasier de ce qui tombait de la table du riche. Mais encore faut-il être à sa table. La parabole met en avant, et plusieurs fois, cette distance qui éloigne nos deux protagonistes. Lazare est au portail de la maison du riche. À leur mort un abîme infranchissable les sépare. Et plus loin, l’homme demandera que Lazare aille dans la maison de son père. Le manque n’est pas tant défini en termes d’aumône qu’en proximité à recouvrer : comme un gérant dispendieux veut se faire des amis (16,1-13), comme un père prodigue retrouve son enfant perdu (15,11-32).
Ainsi le soi-disant juste est aussi distant du pécheur que le riche de Lazare. La volonté, individuelle, d’être en adéquation avec la Loi, séparé du péché, ne doit pas faire oublier ceux qui, pour une raison ou une autre, se sont éloignés de Dieu souvent pour leur malheur. Et si notre homme riche en biens et en mérites a reçu le bonheur pendant sa vie, il n’a jamais su le gaspiller à outrance en faveur d’un pauvre comme Lazare. Jamais il ne s’est risqué à inviter à sa table cet homme couvert d’ulcères.
Cette parabole de Jésus n’emploie jamais les termes de pécheurs ou de justes (sinon pour dénoncer ceux qui se font passer pour). La parabole, à dessein, ne veut pas entrer dans ce jeu de séparation dont Dieu (et Abraham) est au final seul juge.
Abraham, Moïse et les prophètes (16,27-31)
16, 27 Le riche répliqua : “Eh bien ! père, je te prie d’envoyer Lazare dans la maison de mon père. 28 En effet, j’ai cinq frères : qu’il leur porte son témoignage, de peur qu’eux aussi ne viennent dans ce lieu de torture !” 29 Abraham lui dit : “Ils ont Moïse et les Prophètes : qu’ils les écoutent ! 30 – Non, père Abraham, dit-il, mais si quelqu’un de chez les morts vient les trouver, ils se convertiront.” 31 Abraham répondit : “S’ils n’écoutent pas Moïse ni les Prophètes, quelqu’un pourra bien ressusciter d’entre les morts : ils ne seront pas convaincus.” »
S’ils n’écoutent pas
Ces derniers versets s’ouvrent sur cette perspective de conversion nécessaire à ceux qui se pensent être justes en suivant la lettre des commandements, bénéficiant de la pourpre sacerdotale (ou du blanc baptismal – ça marche aussi dans ce sens-là) et qui se nourrissent quotidiennement du saint festin sacrificiel. Ils sont ici ces cinq frères – je ne chercherai pas à les identifier de manière allégorique1 – qui ont besoin d’être éclairés en vue d’une conversion. Celle-ci ne peut pas s’appuyer sur un signe aussi miraculeux soit-il, qu’une résurrection. La conversion ne nécessite pas de miracle probant.
Le Christ et la nécessaire conversion
Ils ont Moïse et les Prophètes : qu’ils les écoutent ! Par cette expression, la parabole désigne toute l’Écriture qui n’est pas un bien à avoir (ils ont) mais le lieu où Dieu se fait entendre (qu’ils les écoutent). Pour ces croyants, le retour à l’Écriture est le premier pas pour davantage d’humilité. Mais pourquoi revenir à l’Écriture quand une invitation explicite à la charité aurait été plus pertinente ?
Toute parabole vise à convertir son auditoire et ici il s’agit bien de rendre compte que la volonté de Dieu, révélée dans les saintes écritures, n’est pas d’installer le croyant dans une certitude de salut mais dans un mouvement de conversion permanent et dans le souci risqué du faible et du pauvre (en biens ou en vertus). C’est dans ce dessein de Dieu que la mission de Jésus s’inscrit : rassembler en plus des cinq frères, ceux qui se tiennent, couverts d’ulcères, à la porte ; les réconcilier jusqu’à en perdre de son prestige.
L’homme riche et ses cinq frères ont oublié une chose de leur vivant : leur septième frère, Lazare. Car le Juste est celui qui s’humilie pour accomplir le dessein de Dieu et il faut bien plus de foi pour aimer Lazare que pour briller aux yeux des hommes.
- Certains les identifient aux différents groupes religieux : pharisiens, sadducéens, chrétiens, esséniens, samaritains et baptistes. Mais on ne saurait l’affirmer avec certitude. ↩︎