Le récit de l’aveugle de naissance aurait pu constituer le cinquième opus sur la présence de Jésus à Jérusalem, lors de la fête des Tentes. Outre le cadre temporel, la mention de la piscine de Siloë et la venue à la lumière de celui qui était aveugle, participe à la controverse entre Jésus et les responsables juifs de la cité. Celle-ci va se poursuivre jusqu’à la mention d’une autre fête, celle de Dédicace du Temple (10,22).
Une guérison d’aveugle pas comme une autre
Cela aurait pu être, aussi, l’histoire de la guérison miraculeuse d’un aveugle. Tous les évangiles font mention à un moment ou à un autre, et parfois plusieurs fois, d’un récit où Jésus ouvre les yeux d’un aveugle ou de plusieurs. On peut penser à Bartimée, l’aveugle de Jéricho (Mc 10,46-52) ou celui, anonyme, de Bethsaïde (Mc 8,22-26), ou ces duos de non-voyants chez Matthieu (Mt 9,27-30 & 20,29-34), soit au total, avec Luc, sept récits de guérison d’aveugle. Sans compter ces remarques des évangélistes, comme en Lc 7,21 : À cette heure-là, Jésus guérit beaucoup de gens de leurs maladies, … et à beaucoup d’aveugles, il accorda de voir. L’aveugle-né constituerait le huitième récit… un de plus, une histoire quasi-banale somme toute ?
Mais chez Jean, ce récit est quand même des plus singuliers. D’une part le miracle se produit à la suite d’une question des disciples (et non de la demande de l’homme). D’autre part, l’ensemble du récit développe davantage la défense de cet ancien aveugle face à ses détracteurs que la rencontre avec Jésus. L’aveugle guéri est même le héros solitaire de notre péricope. Seul contre tous.
Le récit de la guérison 9,1-7
Jn 9 1 En passant, Jésus vit un homme aveugle de naissance. 2 Ses disciples l’interrogèrent : « Rabbi, qui a péché, lui ou ses parents, pour qu’il soit né aveugle ? » 3 Jésus répondit : « Ni lui, ni ses parents n’ont péché. Mais c’était pour que les œuvres de Dieu se manifestent en lui. 4 Il nous faut travailler aux œuvres de Celui qui m’a envoyé, tant qu’il fait jour ; la nuit vient où personne ne pourra plus y travailler. 5 Aussi longtemps que je suis dans le monde, je suis la lumière du monde. » 6 Cela dit, il cracha à terre et, avec la salive, il fit de la boue ; puis il appliqua la boue sur les yeux de l’aveugle, 7 et lui dit : « Va te laver à la piscine de Siloé » – ce nom se traduit : Envoyé. L’aveugle y alla donc, et il se lava ; quand il revint, il voyait.
Quel péché ?
La question des disciples est des plus communes. Cet homme né aveugle a-t-il été abandonné de la bénédiction divine dès la naissance ? Qu’a-t-il fait pour mériter ça ? Subit-il les conséquences de la punition divine contre le péché de ses parents ? Dans la pensée populaire de ce premier siècle, Dieu est à l’origine de tout y compris (et peut-être même surtout) des malheurs. C’est cette représentation de Dieu que Jésus lui-même va remettre en cause. Le Seigneur ne vient pas sanctionner, ni punir, un nouveau-né, même si ses parents étaient de grands pécheurs (et ce n’est pas leur cas). Il ne vient pas aveugler l’homme, ni l’humanité. Au contraire, par son Fils, il vient le rétablir dans la lumière. Telle est l’œuvre du Fils, lumière du monde (8,12), pour révéler l’amour miséricordieux de ce Dieu Père.
Un simple miracle sans savoir
Jésus guérit l’aveugle de naissance et le récit prend soin d’en détailler la « recette » : faire de la boue avec de la salive mélangée à la terre, l’appliquer sur les yeux, et les laver avec l’eau de Siloé. Et le tour est joué. C’est simple. Et c’est vrai. Aucun guérisseur du temps de Jésus ne s’étonnerait de ces gestes. Autrement dit, Jésus ne fait rien d’extraordinaire. Il ne prononce pas même de mots mystérieux, n’invoque pas son Dieu, ni les démons…. Rien qu’un geste banal.
On peut même s’étonner que Jésus ne l’accompagnât point à la piscine de Siloé. Il envoie là-bas, au sud de la ville, cet homme aveugle, tâtonnant dans les rues, les yeux pleins de boue, sans même se soucier de savoir s’il s’y est bien rendu. Sans même se soucier du résultat. Et pire encore : sans même montrer « la preuve » de son efficacité à ses disciples. Jésus pose le cataplasme et renvoie l’homme qui se retrouve seul. Mais la piscine parle d’elle-même (ce. 8, 31-59). En cette fête des Tentes, et selon la prophète Zacharie (Za 14,18), elle participe à l’annonce de l’avènement du Jour du Seigneur. Ce n’est pas un guérisseur qui agit mais le divin “JE-SUIS” proclamé précédemment.
Des voisins étonnés 9,8-12
9 8 Ses voisins, et ceux qui l’avaient observé auparavant – car il était mendiant – dirent alors : « N’est-ce pas celui qui se tenait là pour mendier ? » 9 Les uns disaient : « C’est lui. » Les autres disaient : « Pas du tout, c’est quelqu’un qui lui ressemble. » Mais lui disait : « C’est bien moi. » 10 Et on lui demandait : « Alors, comment tes yeux se sont-ils ouverts ? » 11 Il répondit : « L’homme qu’on appelle Jésus a fait de la boue, il me l’a appliquée sur les yeux et il m’a dit : “Va à Siloé et lave-toi.” J’y suis donc allé et je me suis lavé ; alors, j’ai vu. » 12 Ils lui dirent : « Et lui, où est-il ? » Il répondit : « Je ne sais pas. »
Plus en dit, moins il détaille
Si Jésus a quitté la scène, l’évangéliste a préféré rester avec notre aveugle guéri. D’ailleurs cette guérison ne passe pas inaperçue. L’aveugle mendiant d’hier, celui qui quémandait, suppliait une obole, est maintenant cerné de questions. Il fait parler. La rumeur coure. Certains doutent de son identité : ce ne peut être lui, puisque qu’il est aveugle de naissance. Il ne saurait être rétabli ou plutôt recréé. Qui peut accomplir un prodige jamais réalisé jusque là ? Pourtant, dans un premier temps, notre homme décrit une guérison, en reprenant les mots – quasi les mêmes – de Jésus. Il le présente donc comme un thaumaturge itinérant, un guérisseur comme un autre.
J’anticipe sur le récit. Car plus l’ancien aveugle sera sommé d’expliquer le « comment » de sa guérison, moins il en dira :
- « L’homme qu’on appelle Jésus a fait de la boue, il me l’a appliquée sur les yeux et il m’a dit : “Va à Siloé et lave-toi. (9,11)
- Il m’a mis de la boue sur les yeux, je me suis lavé, et je vois. (9,15)
- j’étais aveugle, et à présent je vois. (9,25)
A l’inverse, plus il est obligé de rendre compte de sa guérison, plus en dit sur son guérisseur :
- L’homme qu’on appelle Jésus. (9,11)
- C’est un prophète. (9,17)
- un maître et son disciple. (9,27-28)
- Si lui n’était pas de Dieu, il ne pourrait rien faire. (9,33)
- « Je crois, Seigneur ! (9,38)
D’un savoir à un autre
Au fur et à mesure, l’homme en dit plus – dans la foi – sur Jésus et se désintéresse du miraculeux. En ce début du récit, il « sait » tout du mode opératoire miraculeux, et ne « sait » rien de Jésus, ni « où il est ». Le verbe « savoir » est très présent dans ce récit et joue un rôle important. A la fin de ce passage, le savoir sur le miraculeux va laisser place à un croire en Jésus. Ce n’est pas le merveilleux miracle qui a conduit à la foi. Au contraire, c’est la foi en Jésus qui va conduire à l’ultime et véritable miracle. C’est à ses côtés que nous allons découvrir ce chemin éclairant de foi.
Première comparution devant les pharisiens 9,13-17
9 13 On l’amène aux pharisiens, lui, l’ancien aveugle. 14 Or, c’était un jour de sabbat que Jésus avait fait de la boue et lui avait ouvert les yeux. 15 À leur tour, les pharisiens lui demandaient comment il pouvait voir. Il leur répondit : « Il m’a mis de la boue sur les yeux, je me suis lavé, et je vois. » 16 Parmi les pharisiens, certains disaient : « Cet homme-là n’est pas de Dieu, puisqu’il n’observe pas le repos du sabbat. » D’autres disaient : « Comment un homme pécheur peut-il accomplir des signes pareils ? » Ainsi donc ils étaient divisés. 17 Alors ils s’adressent de nouveau à l’aveugle : « Et toi, que dis-tu de lui, puisqu’il t’a ouvert les yeux ? » Il dit : « C’est un prophète. »
L’identité du guérisseur
Les voisins ont attesté l’identité de l’homme. Celui qui était aveugle et mendiant est bien celui qui voit maintenant. Mais des doutes subsistent. Les pharisiens s’interrogent sur la qualité croyante du guérisseur. Ce dernier a travaillé un jour de sabbat. Son acte contrevient à la Loi. En posant la question du « comment il pouvait voir », les pharisiens veulent savoir si Jésus a manqué au devoir du repos sabbatique. Et selon sa description, plus brève, l’aveugle décrit un travail. Jésus a donc manqué au plus grand commandement de Dieu, pour lequel le livre de l’Exode déclare : Quiconque travaillera le jour du sabbat sera mis à mort. (Ex 31,15)
Est-ce bien miracle ? Car tout miracle – au sein de ce Judaïsme – vient de Dieu. S’il contrevient à la Loi de Dieu, cet homme pécheur serait ou un charlatan ou un démon. Ce n’est pas la guérison de l’aveugle qui les intéresse – ils ne s’en réjouissent nullement – mais l’identité et la qualité du guérisseur. Avec la guérison de cet homme, c’est finalement tout le procès de Jésus qui est anticipé. Qui est cet homme ? Et si tout cela ne serait qu’une supercherie, l’affaire d’un charlatan et son complice ? On appelle donc les parents à la barre.
Les parents appelés à la barre 9,18-23
9 18 Or, les Juifs ne voulaient pas croire que cet homme avait été aveugle et que maintenant il pouvait voir. C’est pourquoi ils convoquèrent ses parents 19 et leur demandèrent : « Cet homme est bien votre fils, et vous dites qu’il est né aveugle ? Comment se fait-il qu’à présent il voie ? » 20 Les parents répondirent : « Nous savons bien que c’est notre fils, et qu’il est né aveugle. 21 Mais comment peut-il voir maintenant, nous ne le savons pas ; et qui lui a ouvert les yeux, nous ne le savons pas non plus. Interrogez-le, il est assez grand pour s’expliquer. » 22 Ses parents parlaient ainsi parce qu’ils avaient peur des Juifs. En effet, ceux-ci s’étaient déjà mis d’accord pour exclure de leurs assemblées tous ceux qui déclareraient publiquement que Jésus est le Christ. 23 Voilà pourquoi les parents avaient dit : « Il est assez grand, interrogez-le ! »
Un témoignage sous pression
Les parents qui témoignent disent à la fois tout, et rien. Tout sur le plan factuel : leur fils est bien né aveugle. Mais quant à témoigner sur Jésus, ils ne le peuvent. Le récit jongle ainsi entre ce savoir factuel et cette ignorance théologale. La foi ne peut se résumer à un savoir. Mais l’évangéliste souligne ici, non sans ironie, que cette ignorance délibérée est d’abord celle des pharisiens. Ils ne veulent pas croire que l’ancien aveugle puisse voir. Alors que celui qui ne pouvaient voir, celui qui n’a pas encore vu Jésus, sera amené à croire en vérité et librement (9,38).
Ils ne voulaient pas croire : le récit souligne cette obstination – qui sans doute nous concerne aussi – et empêche toute conversion et toute guérison. Ces juifs de Jérusalem sont enfermés dans un schéma de pensée très formaliste, et enferment ces parents dans la peur. Attachés formellement à la lettre de la Loi, ils en ont oublié le sens. Le sabbat est le jour qui célèbre l’acte créateur se déployant dans le temps. La guérison de Jésus renvoie à Dieu lorsqu’il prit lui aussi de la terre pour modeler l’Adam, l’Homme (Gn 2). Mais pour eux, « à leurs yeux », Jésus n’est qu’un pécheur et non ce divin Fils, incarnant le “JE-SUIS” créateur et sauveur.
Seconde comparution devant les pharisiens 9,24-34
9 24 Pour la seconde fois, les pharisiens convoquèrent l’homme qui avait été aveugle, et ils lui dirent : « Rends gloire à Dieu ! Nous savons, nous, que cet homme est un pécheur. » 25 Il répondit : « Est-ce un pécheur ? Je n’en sais rien. Mais il y a une chose que je sais : j’étais aveugle, et à présent je vois. » 26 Ils lui dirent alors : « Comment a-t-il fait pour t’ouvrir les yeux ? » 27 Il leur répondit : « Je vous l’ai déjà dit, et vous n’avez pas écouté. Pourquoi voulez-vous m’entendre encore une fois ? Serait-ce que vous voulez, vous aussi, devenir ses disciples ? » 28 Ils se mirent à l’injurier : « C’est toi qui es son disciple ; nous, c’est de Moïse que nous sommes les disciples. 29 Nous savons que Dieu a parlé à Moïse ; mais celui-là, nous ne savons pas d’où il est. » 30 L’homme leur répondit : « Voilà bien ce qui est étonnant ! Vous ne savez pas d’où il est, et pourtant il m’a ouvert les yeux. 31 Dieu, nous le savons, n’exauce pas les pécheurs, mais si quelqu’un l’honore et fait sa volonté, il l’exauce. 32 Jamais encore on n’avait entendu dire que quelqu’un ait ouvert les yeux à un aveugle de naissance. 33 Si lui n’était pas de Dieu, il ne pourrait rien faire. » 34 Ils répliquèrent : « Tu es tout entier dans le péché depuis ta naissance, et tu nous fais la leçon ? » Et ils le jetèrent dehors.
Plus que la vue, la vie
Ci-dessus, les termes en gras sont liés au savoir. Ils sont nombreux dans ce dialogue truculent où l’ancien aveugle surpasse, par sa rhétorique, tous les pharisiens présents. Lui qui est ignorant de naissance, puisqu’il n’était qu’aveugle et mendiant, fait la leçon, et cela de manière magistrale, à ceux qui possèdent le meilleur savoir en Israël. Il ne parle plus comme un homme guéri miraculeusement. C’est un disciple qui parle, un homme qui s’est donc mis à l’école de Jésus bien qu’il ne l’ait pas vu. Il sait que son maître vient de Dieu tandis que, de leur côté, les pharisiens avouent leur ignorance : « nous ne savons pas d’où il est ».
Ce que sait notre héros, son savoir, vient de la reconnaissance envers Jésus. Il reconnaît, il sait, ce que Jésus a fait pour lui. J’étais aveugle, à présent je voie. Les détails de la guérison ont disparu. Comme s’il n’y avait pas que les yeux qui furent guéris, mais tout l’être. Il parle à la première personne pour exprimer cette action de grâce envers celui qui lui a rendu, plus que la vue : la vie. Celui qui lui a permis d’être disciple, celui qui sait qu’il a tout à apprendre encore.
De l’aveugle-né à la naissance à la foi 9,35-42
9 35 Jésus apprit qu’ils l’avaient jeté dehors. Il le retrouva et lui dit : « Crois-tu au Fils de l’homme ? » 36 Il répondit : « Et qui est-il, Seigneur, pour que je croie en lui ? » 37 Jésus lui dit : « Tu le vois, et c’est lui qui te parle. » 38 Il dit : « Je crois, Seigneur ! » Et il se prosterna devant lui. 39 Jésus dit alors : « Je suis venu en ce monde pour rendre un jugement : que ceux qui ne voient pas puissent voir, et que ceux qui voient deviennent aveugles. » 40 Parmi les pharisiens, ceux qui étaient avec lui entendirent ces paroles et lui dirent : « Serions-nous aveugles, nous aussi ? » 41 Jésus leur répondit : « Si vous étiez aveugles, vous n’auriez pas de péché ; mais du moment que vous dites : “Nous voyons !”, votre péché demeure.
C’est lui qui te parle
La plaidoirie de l’homme guéri n’a pas réussi à convaincre les pharisiens et les Juifs de Jérusalem. Mais ce n’était pas l’objectif. Son témoignage, à la fois simple et sincère, fut surtout pour lui l’occasion de découvrir, de relire, de saisir, profondément, combien Celui qui lui a parlé ne peut pas être un simple guérisseur lui ayant touché les yeux. La rencontre ultime avec Jésus souligne combien – comme pour la Samaritaine – cette foi est née de la parole de Jésus. « Tu le vois, et c’est lui qui te parle ». Sa foi est éclairée par la Parole. Cette parole qui lui a dite : « Va ! » et à laquelle il a répondu avec confiance quoi qu’encore aveugle. « Va à la piscine de Siloé » ce nom se traduit : Envoyé. La précision n’était pas anecdotique (cf 8,12-30).
La foi naît de la Parole et du chemin proposé par Jésus. Chemin inconnu, difficile, avec ses contradicteurs, mais aussi chemin de fidélité envers Lui. Ainsi la foi du disciple n’est pas un acquis figé et orgueilleux, à l’image de celle des pharisiens aveugles. Ce chemin de foi, débarrassé de tout attachement au miraculeux, comme de tout formalisme, mène à cette rencontre avec le Fils de l’homme et Seigneur Jésus. « Je crois Seigneur » : cette profession de foi, constitue l’ultime, unique et véritable ‘miracle’ de notre récit.
Et celui qui était aveugle de naissance, renaît à la foi en celui qui lui parle et qui continue de lui parler, de le former, encore et toujours, comme Adam en les mains de Dieu. La guérison à la foi de cet homme, hier aveugle de naissance, vient, en contraste, révéler l’aveuglement des pharisiens et de leurs partisans. Un autre débat peut commencer.
Merci.
Je comprends mieux. Ce n’est pas seulement une guérison d’aveugle, un miracle comme tant d’autres, mais bien de notre foi, de la foi qui habite en chacun de nous et que nous ne voyons pas.