Les récits de la Passion constituent le grand drame final des évangiles, avant le dernier (et premier) acte de la Résurrection. Paradoxalement, la Passion est le lieu où la parole de Jésus se fait plus discrète, quasi silencieuse. Par contre, les paroles ne manquent pas. Paradoxalement, la Passion devient le lieu de l’inaction (apparente) du Christ. Par contre, les gestes de ses adversaires sont nombreux. Héros muet et ligoté. Maltraité, il s’humilie, il n’ouvre pas la bouche : comme un agneau conduit à l’abattoir, comme une brebis muette devant les tondeurs, il n’ouvre pas la bouche disait Isaïe (53,7). Jésus devient le jouet raillé et montré en spectacle par ses adversaires, signe humilié de l’humble présence de Dieu.
Le faste romain
Pour Pilate et Rome, une exécution est toujours l’occasion d’asseoir leur pouvoir. Il ne s’agit pas simplement d’exécuter manu militari une sentence, il faut la montrer. Il faut même en remontrer. Le pouvoir romain sait que ces démonstrations permettent de magnifier l’autorité de Rome, une belle opération de communication. Leurs arcs de Triomphe sont de ce déploiement de faste. Cela convient à l’orgueil des princes. Rome veut montrer son pouvoir, exposer aux quatre coins cardinaux, du haut des ses tours, l’étendard de sa puissance. La croix aussi participe à cette victoire-là. Du moins le pensent-ils. Il faut brandir le pouvoir de Rome ; élever, aux yeux de tous, ces vaincus et suppliciés.
Et nous pouvons dire que nous en avons pleins les yeux. Car montrer ne suffit pas. Il faut aussi une mise en scène digne de ce nom. Les récits font mémoire du déploiement de ces gestes préparés et conçus pour impressionner. Rien dans l’exécution n’est improvisé. C’est une véritable liturgie, suivant un rituel bien établi, qui s’impose aux spectateurs. Outrager et torturer le condamné à le rendre répugnant. Prévoir quelques quolibets. Organiser une procession dans les rues bien encadrée de soldats en tenue. Humilier le condamné dans une mise à nu obscène, avant de le clouer. Rome aime ce faste des exécutions et sait qu’une telle liturgie devient aussi un lieu où il exprime son pouvoir. Il en impose, il s’impose.
Christ lié
Jésus ne fait rien. Pas un geste, pas un crachat. Pas même lors de ses comparutions. Il est lié, ligoté. Et pourtant il est bel et bien libre. Il ne se contredira pas, il ne se reniera pas. Il tend l’autre joue. Car il est lié. Lié à la fidélité du Père. Lié à l’Alliance pour son peuple. Lié à l’amour pour ses bourreaux. Mais ce lien c’est lui qui le détient. C’est lui qui s’attache par dessus-tout, pour tous. Il ne bouge pas comme pour mieux tenir l’attache. Il ne parle pas non plus.
Flots de paroles
Il ne discoure pas. Et pourtant, nous sommes submergés par des flots de paroles. Celles des grands prêtres comme celles des suiveurs. Déjà lors des comparutions, les questions des autorités religieuses n’attendaient aucune réponse. Ils savaient par avance ce qu’il fallait penser du Nazaréen, ce qu’il fallait avouer. Ils n ‘ont rien voulu entendre. Il n’y avait donc rien à dire. Pas même Pilate. “Crucifie-le !”
Pire encore, au pied de la croix de Jésus, dans leurs atours, ils détournent sa Parole, ils manipulent son discours et reprennent de mauvais refrains. Au “Hosanna ! Dieu Sauve !” de l’entrée à Jérusalem, ils raillent “Sauve-toi toi-même !“. A son cri du supplication “Eloï Eloï, Mon Dieu, mon Dieu”, ces spécialistes des prières et des psaumes invoquent faussement le prophète Élie. La Parole du Seigneur est dévoyée, instrumentalisée, pour leur propre satisfaction. Car eux-aussi veulent en imposer, démontrer leur autorité contre Celui qu’ils ont livré. Ironiquement, ils en appellent à leur foi superstitieuse en un Deus ex-Machina. “Qu’il se sauve lui-même, s’il est le Messie de Dieu, l’Élu !” Ce Messie de Dieu qui descend du ciel à la prière des hommes pour faire leur volonté. Flots de paroles, bien vaines. Ils le savent.
Silence
Jésus ne fait dit. Et ces quelques paroles sont inaudibles à ces grands d’en-bas, mais non pour ces ‘petits’ crucifiés avec lui ou silencieux avec lui, un peu plus bas. Peu de paroles. Quelques mots. Juste cela, sobrement, sans faste, sans refrain, sans chœur ni instrument. “Père“, “mon Dieu“, “C’est accompli“. Peu de paroles, mais toutes prière, toutes offertes, toutes ouvertes à l’Espérance. Et la croix parle pour lui, elle parle de Lui et son Père, de Lui et son Salut, pour ses disciples au loin, tous.
Le Christ Jésus, ayant la condition de Dieu, ne retint pas jalousement le rang qui l’égalait à Dieu. Mais il s’est anéanti, prenant la condition de serviteur, devenant semblable aux hommes. Reconnu homme à son aspect, il s’est abaissé, devenant obéissant jusqu’à la mort, et la mort de la croix.
C’est pourquoi Dieu l’a exalté : il l’a doté du Nom qui est au-dessus de tout nom, afin qu’au nom de Jésus tout genou fléchisse au ciel, sur terre et aux enfers, et que toute langue proclame : « Jésus Christ est Seigneur » à la gloire de Dieu le Père.
Lettre de saint Paul aux Philippiens (Ph 2,5-11)