Parallèle : Lc 7,18-35
Ce changement de chapitre marque également un changement de registre. Après le discours missionnaire de Jésus adressé à ses douze Apôtres (Mt 10), l’évangile de Matthieu se poursuit avec ces versets consacrés notamment à la figure du baptiste, et à destination des foules. Cela pourrait paraître sans lien avec ce qui précède mais le contenu des propos de Jésus vient éclairer ce refus de l’Évangile du Royaume auquel sont confrontés ses disciples, notamment par les plus proches destinataires en Israël.
L’ensemble du chapitre débute par trois questions : celle de Jean le baptiste à Jésus (à propos du Messie 11,1), puis celle de Jésus aux foules (sur Jean 11,7), et enfin de Jésus à lui-même (quant à la foule 11,16). Ces trois questions sont suivies d’un double verdict à propos de la Révélation de l’Évangile, incomprise par les villes les plus concernées (Mt 11,20-24), mais accueillie par les petits (Mt 11,25-30).
Première question : Es-tu celui qui doit venir ? (11,1-6)
11, 1 Lorsque Jésus eut terminé les instructions qu’il donnait à ses douze disciples, il partit de là pour enseigner et proclamer la Parole dans les villes du pays. 2 Jean le Baptiste entendit parler, dans sa prison, des œuvres réalisées par le Christ. Il lui envoya ses disciples et, par eux, 3 lui demanda : « Es-tu celui qui doit venir, ou devons-nous en attendre un autre ? » 4 Jésus leur répondit : « Allez annoncer à Jean ce que vous entendez et voyez : 5 Les aveugles retrouvent la vue, et les boiteux marchent, les lépreux sont purifiés, et les sourds entendent, les morts ressuscitent, et les pauvres reçoivent la Bonne Nouvelle. 6 Heureux celui pour qui je ne suis pas une occasion de chute ! »
Pourquoi une telle question ?
La question de Jean le baptiste a de quoi surprendre. N’est-ce pas lui qui déclarait à Jésus : « C’est moi qui ai besoin d’être baptisé par toi, et toi, tu viens à moi ! » (Mt 3,14) ? Depuis sa prison (Mt 4,12), le baptiste commencerait-il à douter de celui qui s’était présenté à lui au Jourdain. Jean attend ce Messie, celui qui serait plus fort que lui (Mt 3,11), mais il est toujours en prison. Et il demeure dans cette situation d’injustice alors que Jésus lui avait répondu : Laisse faire, il nous convient d’accomplir toute justice (Mt 3,15). Où donc est cette Justice promise ?
La prison du baptiste représenterait-elle l’échec apparent de la venue d’un sauveur en Jésus ? Est-il bien ce Messie ou n’est-il qu’un précurseur ? Cette question nous est rapporté, narrativement, par les disciples de Jean. Ceux-là même qui, aussi, exprimait leur étonnement face à la pratique de Jésus et de ses disciples : Pourquoi, alors que nous et les Pharisiens nous jeûnons, tes disciples ne jeûnent-ils pas ? (Mt 9,14)
Jésus en ses paroles, en ses actes, comme il en sera pour ses disciples, semble en déconcerter plus d’un. Sa mission, cet Évangile du Royaume, surprend jusqu’à ceux qui seraient plus à même de la comprendre : le groupe du baptiste. Quelle réponse dès lors leur donner ?
Les aveugles voient
La réponse de Jésus est double. A Jean qui s’interrogeait sur les œuvres de Jésus, dont il ne profite nullement depuis sa prison, il prend à témoin le prophète Isaïe dont il reprend à son compte des paroles : Les aveugles retrouvent la vue, et les boiteux marchent, les lépreux sont purifiés, et les sourds entendent, les morts ressuscitent, et les pauvres reçoivent la Bonne Nouvelle. (Is 26,19 ;29,18, 35,5-6 ; 61,1). L’ensemble du ministère de Jésus vient rendre raison à cette attente messianique. Ses œuvres viennent ainsi accomplir les Écritures, œuvres dont l’évangile de Matthieu nous a déjà rendu témoins : guérison des aveugles (9,27), d’un paralytique (9,5), d’un lépreux (8,2), retour à la vie de la petite fille morte (9,18), et annonce aux pauvres (Mt 5,3).
Mais il ne s’agit nullement d’inscrire le Messie dans une liste de tâches à accomplir. On remarquera d’ailleurs que la citation d’Isaïe tronque cet autre verset, qu’attend le baptiste emprisonné : annoncer aux captifs la libération et aux prisonniers la délivrance.
Le discours met en lumière, ici de manière globale, l’adéquation entre la mission de Jésus et le dessein attendu de Dieu, voire même l’identification entre l’Évangile annoncé et sa propre personne. Ainsi Jésus ajoute à la suite d’Isaïe, cette béatitude : Heureux celui pour qui je ne suis pas une occasion de chute ! Il invite ainsi le baptiste à la confiance et à la persévérance. La foi au Christ est certes aisée quand elle espérée avec une victoire attendue, elle devient plus difficile lorsqu’elle s’accompagne de refus, d’emprisonnement, de persécutions… Ces échecs apparents qui peuvent devenir des obstacles à la foi, des occasions de chute.
Deuxième question : Qu’êtes-vous allés regarder ? (11,17-15)
11, 7 Tandis que les envoyés de Jean s’en allaient, Jésus se mit à dire aux foules à propos de Jean : « Qu’êtes-vous allés regarder au désert ? un roseau agité par le vent ? 8 Alors, qu’êtes-vous donc allés voir ? un homme habillé de façon raffinée ? Mais ceux qui portent de tels vêtements vivent dans les palais des rois. 9 Alors, qu’êtes-vous allés voir ? un prophète ? Oui, je vous le dis, et bien plus qu’un prophète. 10 C’est de lui qu’il est écrit : Voici que j’envoie mon messager en avant de toi, pour préparer le chemin devant toi. 11 Amen, je vous le dis : Parmi ceux qui sont nés d’une femme, personne ne s’est levé de plus grand que Jean le Baptiste ; et cependant le plus petit dans le royaume des Cieux est plus grand que lui. 12 Depuis les jours de Jean le Baptiste jusqu’à présent, le royaume des Cieux subit la violence, et des violents cherchent à s’en emparer. 13 Tous les Prophètes, ainsi que la Loi, ont prophétisé jusqu’à Jean. 14 Et, si vous voulez bien comprendre, c’est lui, le prophète Élie qui doit venir. 15 Celui qui a des oreilles, qu’il entende !
Le Royaume et sa pauvreté.
Après avoir « rassuré » le baptiste et ses disciples, Jésus s’adresse aux foules. Il réaffirme combien à travers Jean c’est encore le dessein de Dieu qui s’accomplit. Israël attendait son Messie, et selon la tradition, sa venue serait précédée par son précurseur (j’envoie mon messager en avant de toi Ml 3,1) associé au retour d’Élie comme l’écrivait le prophète Malachie (Ml 3,23).
Mais l’argumentation de Jésus n’est pas seulement centrée sur l’accomplissement des Écritures. Il souligne l’apparence inattendue du baptiste, en l’opposant à la vêture des princes. Jean est vêtu pauvrement, mais il est bien cette figure d’Élie attendu. Cette humilité et cette pauvreté deviennent ici des clefs de compréhension du Royaume du Père : des plus pauvres et des plus petits que Jean auront même une place plus grande dans celui-ci. Les critères habituels de réussite sont ainsi contredits. De même, l’Évangile du Royaume subit la violence des hommes, et Jean sera l’une de ces victimes. Mais cette humiliation n’est pas à assimiler à une mise en échec. Il en sera de même pour la croix.
Troisième question : A qui vais-je comparer cette génération ? (11,15-19)
11, 16 À qui vais-je comparer cette génération ? Elle ressemble à des gamins assis sur les places, qui en interpellent d’autres en disant : 17 “Nous vous avons joué de la flûte, et vous n’avez pas dansé. Nous avons chanté des lamentations, et vous ne vous êtes pas frappé la poitrine.” 18 Jean Baptiste est venu, en effet ; il ne mange pas, il ne boit pas, et l’on dit : “C’est un possédé !” 19 Le Fils de l’homme est venu ; il mange et il boit, et l’on dit : “Voilà un glouton et un ivrogne, un ami des publicains et des pécheurs.” Mais la sagesse de Dieu a été reconnue juste à travers ce qu’elle fait. »
Le possédé et le glouton
La première question avait Jésus pour sujet, la deuxième Jean le baptiste, et cette troisième vient unir les deux. L’un est assimilé par les foules à un possédé ascétique, l’autre à un glouton impur. Aucun d’eux n’est reconnu pour ce qu’ils sont : le précurseur et le Fils de l’Homme. Se focalisant sur l’apparence, que ce soit dans la pauvreté ou dans l’humiliation, les foules n’ont nullement entendu la teneur impérative de leur message, leurs chants funèbres ou joyeux.
Peu de ces premiers destinataires, en ce champ missionnaire d’Israël, se sont mis au rythme de la musique de l’Évangile du Royaume. Matthieu souhaite montrer combien cet échec missionnaire n’est nullement le signe de l’inanité de l’Évangile, mais trouve son origine dans la surdité des destinataires, comme le montre également le passage suivant.
Le verdict (11,20-24)
11, 20 Alors Jésus se mit à faire des reproches aux villes où avaient eu lieu la plupart de ses miracles, parce qu’elles ne s’étaient pas converties : 21 « Malheureuse es-tu, Corazine ! Malheureuse es-tu, Bethsaïde ! Car, si les miracles qui ont eu lieu chez vous avaient eu lieu à Tyr et à Sidon, ces villes, autrefois, se seraient converties sous le sac et la cendre. 22 Aussi, je vous le déclare : au jour du Jugement, Tyr et Sidon seront traitées moins sévèrement que vous. 23 Et toi, Capharnaüm, seras-tu donc élevée jusqu’au ciel ? Non, tu descendras jusqu’au séjour des morts ! Car, si les miracles qui ont eu lieu chez toi avaient eu lieu à Sodome, cette ville serait encore là aujourd’hui. 24 Aussi, je vous le déclare : au jour du Jugement, le pays de Sodome sera traité moins sévèrement que toi. »
Miracles et incroyances
En prenant en exemple les villes Galiléennes de Corazine, Bethsaïde et surtout de Capharnaüm, l’évangéliste va au plus près de ce ministère de Jésus. Ces lieux représentent son premier champ d’action. Et pourtant au sein de ces proches, l’Évangile semble lointain. Jésus révèle ici leur extrême surdité et cela en dépit des miracles accomplis. Certes ces derniers, racontés dans cet évangile, sont toujours suivis de louanges et d’admiration de la part des témoins. Mais ils n’ont permis en rien, un accueil favorable de la personne même du Christ Jésus et de son Évangile.
Aveugles guéris, jeune fille revenue à la vie, etc. tous ces actes sont restés dans la sphère fugace du merveilleux. Car l’écoute de l’Évangile du Royaume nécessite d’accueillir Quelqu’un plus que ses miracles, d’accueillir Celui qui, dans son humilité, veut se révéler aussi aux tout-petits.