Parallèle : Lc 10,21-22
Précédemment dans l’évangile selon Matthieu, Jésus avait montré combien la venue effective du Christ, comme celle de son précurseur Jean le baptiste, dérogeait aux attentes glorieuses, victorieuses voire princières des hommes. Dès lors l’emprisonnement de Jean, les difficultés de la mission et les persécutions, comme la croix de Jésus, relèvent-ils d’un désaveu divin ou au contraire de son surprenant dessein ?
Les versets qui suivent se situent dans cette continuité de pensée. Le passage débute de manière solennelle par l’expression ‘en ce temps-là’. Il s’agit moins d’une indication chronologique que d’une insistance sur le temps que Dieu choisit pour intervenir, avec souvent une dimension eschatologique. C’est le temps de l’avènement et du déploiement du Royaume. Ainsi les paroles de Jésus s’ouvrent par une prière au Père (11,25-26) suivie de l’affirmation centrale quant à sa filiation divine (27) puis d’un appel à (re)devenir disciples (28-30).
En ce temps-là (11,25-30)
Mt 11 25 En ce temps-là, Jésus prit la parole et dit : « Père, Seigneur du ciel et de la terre, je proclame ta louange : ce que tu as caché aux sages et aux savants, tu l’as révélé aux tout-petits. 26 Oui, Père, tu l’as voulu ainsi dans ta bienveillance. 27 Tout m’a été remis par mon Père ; personne ne connaît le Fils, sinon le Père, et personne ne connaît le Père, sinon le Fils, et celui à qui le Fils veut le révéler. 28 « Venez à moi, vous tous qui peinez sous le poids du fardeau, et moi, je vous procurerai le repos. 29 Prenez sur vous mon joug, devenez mes disciples, car je suis doux et humble de cœur, et vous trouverez le repos pour votre âme. 30 Oui, mon joug est facile à porter, et mon fardeau, léger. »
Le dessein du Père
Père, Seigneur du ciel et de la terre, je proclame ta louange … Cette première section (v.25-26) vient comme une réponse à l’accueil difficile du Royaume. Par cette louange au Père, Jésus pointe le dessein de Dieu. C’est la révélation qui en est le sujet. Dieu se révèle mais ceux qui s’en sont fait les spécialistes, sages ou savants, en sont exclus. Effectivement, la venue du Fils de l’Homme était non seulement attendue, mais aussi “prévisible” selon des modalités puisées, ou plutôt choisies, dans les traditions apocalyptiques et les écritures : céleste, royale, puissante, parfois accompagnée d’une armée d’anges… Le savoir déterminait un Messie à la mesure des élites savantes et à leur ressemblance.
Or ce Jésus de Nazareth ne correspond pas à cette image, et le dessein du Père est surprenant. Sa bienveillance dépasse toute sagesse humaine. C’est aux tout-petits qu’Il se révèle de manière privilégiée, celles et ceux qui n’ont pas ce savoir encyclopédique, mais qui pourtant bénéficient déjà des signes du Royaume : aveugles, boiteux, pauvres, lépreux, sourds… (Mt 11,4-5), signes portés par un « simple » Nazaréen.
L’identité du Christ Jésus
Tout m’a été remis par mon Père… Ce verset central (11,27) désigne Jésus de cette manière originale que nous avons peu entendue auparavant (Mt 7,21; 10,32-33). Matthieu souligne souvent cette figure paternelle de Dieu (ton, notre, votre Père qui…) Mais en ce verset, Jésus définit ce lien unique qui l’unit à Dieu. Il ne s’affirme pas seulement Fils de l’Homme, ou Messie, mais Fils de ce Dieu Père. Matthieu ne fait seulement mémoire de l’origine divine de Jésus, son incarnation.
L’ensemble du verset insiste sur l’adéquation, la communion qui unit Jésus à son Père. Cette relation n’est pas liée à un savoir extérieur, mais à une connaissance intime. Il a tout de son Père pourrait-on dire, tout, y compris sa mission : le révéler jusque dans l’humilité avec cette liberté d’agir indépendamment de l’attente des hommes. Par ce verset, Matthieu présente Jésus comme l’acteur unique de la révélation du Père et du Royaume. Rien ne peut se comprendre en dehors du Christ Jésus, y compris – comme le montreront d’autres passages – l’Écriture elle-même qu’il vient accomplir, c’est-à-dire donner sens.
Devenez mes disciples
Venez à moi, vous tous qui peinez sous le poids du fardeau … Si la révélation du Père s’adresse de manière préférentielle aux tout-petits, il englobe dès lors celles et ceux qui sont éprouvés, abattus, écrasés par la pauvreté ou l’oppression. Celles et ceux qui n’ont aucun moyen de se défendre. Mais sans doute, dans le contexte immédiat de notre évangile, ce poids du fardeau fait référence aux échecs, aux contradictions et autres persécutions ; cette vie croyante oppressée et contestée par un monde ou un entourage hostile (Mt 10). Dès lors l’appel à devenir disciple devient un appel à suivre encore, jusque dans les difficultés, celui qui se présente ici comme le Fils et Messie, doux et humble de cœur.
Cette douceur et humilité de Jésus fait écho aux béatitudes (Mt 5,1-12) dont le verset central affirmait la persévérance dans les épreuves. Heureux les doux… Heureux êtes-vous si l’on vous insulte, si l’on vous persécute et si l’on dit faussement toute sorte de mal contre vous, à cause de moi. L’évangéliste fera aussi appel à l’humilité du Christ lors de son entrée à Jérusalem peu avant sa Passion (Mt 21,5). Humilité est un mot proche d’humiliation, et synonyme dans une perspective évangélique. Et il y a là un véritable changement de paradigme : le Fils du Père, céleste et puissant, le juge eschatologique et Fils de l’Homme, s’affirme doux et humble de cœur.
Un joug nouveau
Une telle affirmation correspond à un véritable oxymore et Jésus invite à repenser la représentation traditionnelle du Messie. Car c’est en cette faiblesse apparente que constituent la douceur et l’humilité, que Jésus se présente aussi comme l’unique voie de salut. Dans la tradition juive, le joug sert d’illustration pour décrire l’attachement à la Loi de Moïse ou à la sagesse de Dieu (les deux étant parfois confondues). On retrouve cette idée dans quelques passages bibliques (So 3,9 LXX ; Lm 3,27 ; Si 51,26). Les versets du livre de Ben Sira montrent des rapprochements éclairants :
Si 51 23 Approchez-vous de moi, vous qui n’avez pas d’instruction, prenez place dans mon école. 24 Pourquoi dire que vous manquez de sagesse, pourquoi vos âmes ont-elles si grande soif ? 25 J’ouvre la bouche et déclare : « Faites-en l’acquisition sans rien payer ; 26 placez votre cou sous le joug, et recevez l’instruction. » On la trouve tout près de soi. 27 Constatez-le de vos yeux : en prenant peu de peine, j’ai trouvé beaucoup de repos.
Dans ce passage, le joug correspond au poids de l’instruction pour obtenir la sagesse de Dieu, par ceux qui ne sont encore ni sage, ni savant. Mais le joug ne désigne pas seulement une tâche ardue à accomplir. Il détermine un lien de dépendance entre le porteur du joug et son propriétaire, tel le bœuf guidé par son laboureur, tel un disciple vis-à-vis d’un maître. Or ici, il n’est justement plus question de devenir sage ou savant, ni d’acquérir une sagesse ou une connaissance de la Loi de Moïse. La connaissance pour le disciple ne se réduit pas un savoir mais à une relation, à l’image du Fils qui connaît le Père, et inversement. Jésus appelle à redevenir disciple, à l’aune de sa révélation. Le joug en question est décrit non comme une charge, mais comme un don fraternel : prenez sur vous mon joug.
Le joug de Jésus du Christ tient justement à cette douceur et à cette humilité. Il n’est pas un poids mais un repos, un lieu de paix. Là encore la perspective est renversée. Le fardeau de l’Évangile n’est pas celui, lourd, des oppressions subies, mais de la relation choisie, facile à porter, car c’est bien Lui qui porte ses disciples dans les adversités, comme le Père le soutient dans les épreuves. Ni les fardeaux, ni le joug ne sont supprimés avec ou par Jésus. Ils sont désormais portés, assumés dans la foi et reconsidérés à la lumière du dessein du Père. Le chapitre suivant, plus narratif, viendra illustrer ces propos.