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Des disciples à la famille, de l’observance stricte de loi sur le sabbat à la volonté de son Père, du champ à la maison en passant par la synagogue, Jésus semble nous promener autour de Capharnaüm dans ce chapitre 12 de l’évangile de Matthieu.
Ce dernier représente une série de sept passages narratifs qui, malgré ce caractère disparate, présentent une véritable unité. La figure du serviteur souffrant d’Isaïe, centrale, sera un passage déterminant et éclairant pour comprendre l’autorité messianique de Jésus qui se présente comme le Fils de l’Homme et que certains tiennent, au mieux pour le successeur de David, au pire pour le prince des démons.
David et le sabbat (12,1-8)
Parallèles: Mc 2,23-28 | Lc 6,1-5
Mt 12 1 En ce temps-là, un jour de sabbat, Jésus vint à passer à travers les champs de blé, ; ses disciples eurent faim et ils se mirent à arracher des épis et à les manger. 2 Voyant cela, les pharisiens lui dirent : « Voilà que tes disciples font ce qu’il n’est pas permis de faire le jour du sabbat ! » 3 Mais il leur dit : « N’avez-vous pas lu ce que fit David, quand il eut faim, lui et ceux qui l’accompagnaient ? 4 Il entra dans la maison de Dieu, et ils mangèrent les pains de l’offrande ; or, ni lui ni les autres n’avaient le droit d’en manger, mais seulement les prêtres. 5 Ou bien encore, n’avez-vous pas lu dans la Loi que le jour du sabbat, les prêtres, dans le Temple, manquent au repos du sabbat sans commettre de faute ? 6 Or, je vous le dis : il y a ici plus grand que le Temple. 7 Si vous aviez compris ce que signifie : Je veux la miséricorde, non le sacrifice, 8 vous n’auriez pas condamné ceux qui n’ont pas commis de faute. En effet, le Fils de l’homme est maître du sabbat. »
Plus grand que le Temple
L’incident sert de prétexte à une série d’événements (12,9-50) qui viendront affermir la très singulière autorité divine de Jésus. Mais cette affaire des épis cueillis par les disciples illustrent également ce que Jésus annonçait à ses apôtres (Mt 10) : dans les épreuves, sa parole et sa présence sont la meilleure défense des disciples. Ainsi, au sein de ce champ, ceux-ci sont accusés de ne pas respecter le sabbat. Mais à quel titre ? Cette question qui vaut narrativement pour nos compagnons de ce Nazaréen s’adresse aussi à la communauté de Matthieu.
Si cette « liberté » vis-à-vis du sabbat vient de leur ignorance, alors ils désavouent le sérieux de leur communauté (comme celle de leur maître). Mais s’ils suivent les directives de ce Jésus de Nazareth, leur attitude devient alors un reniement de la Loi (et de la foi) juive. L’affaire met donc cause tout autant la foi des disciples de Jésus que ce dernier et c’est bien lui qui est interrogé.
Sur la Loi, Jésus ne rentre pas dans ce genre de questions très débattues au sein même des milieux pharisiens sur ce qu’il faut vraiment ne pas faire un jour de sabbat. Jésus se place sur un autre registre : celui de l’autorité davidique. David est LE roi qui bénéficie d’une réputation exemplaire quant à la foi. Il représente aussi une attente messianique, tout comme Moïse. Nul ne pourrait donc contester ce roi sur ses actions et le condamner à l’infamie. De même la caste sacerdotale poursuit le culte sans pour autant enfreindre le sabbat.
Jésus ne se positionne pas comme simple sage et savant docteur de la Loi, connaissant les subtilités des commandements, et prompt à les appliquer afin d’être accordé à la volonté de Dieu. Il n’est pas celui qui vient présenter une offrande rituelle, mais révéler le Père. Son autorité dépasse celle du Temple, il est ce Fils de l’Homme qui vient inaugurer un temps nouveau. Ses disciples sont donc les serviteurs de ce maître du sabbat, et les serviteurs du Royaume du Père.
Guérir un jour de Sabbat (12,9-14)
Parallèles : Mc 3,1-6 | Lc 6,6-11
12 9 Il partit de là et entra dans leur synagogue. 10 Or il s’y trouvait un homme qui avait une main atrophiée. Et l’on demanda à Jésus : « Est-il permis de faire une guérison le jour du sabbat ? » C’était afin de pouvoir l’accuser. 11 Mais il leur dit : « Si l’un d’entre vous possède une seule brebis, et qu’elle tombe dans un trou le jour du sabbat, ne va-t-il pas la saisir pour la faire remonter ? 12 Or, un homme vaut tellement plus qu’une brebis ! Il est donc permis de faire le bien le jour du sabbat. » 13 Alors Jésus dit à l’homme : « Étends la main. » L’homme l’étendit, et elle redevint normale et saine comme l’autre. 14 Une fois sortis, les pharisiens se réunirent en conseil contre Jésus pour voir comment le faire périr.
Le faire périr
Du champ à la synagogue, le sabbat demeure encore la question débattue. Mais ici c’est Jésus lui-même qui est mis en cause. Ce n’est plus la cueillette de quelques épis – dont la loi elle-même hésite à qualifier d’interdit lors du sabbat – mais un acte manifeste de guérison, c’est-à-dire un travail aux yeux des accusateurs. L’argument de Jésus est des plus classiques. La loi elle-même autorise à sauver une vie. Mais peut-on qualifier la guérison d’une main atrophiée d’un sauvetage vital ? Pour les disciples (comme pour les lecteurs de l’évangile), les miracles de Jésus, Christ et Fils de l’Homme, sont les signes de l’avènement du Royaume. Pour les pharisiens la réponse est quant à elle négative, et le funeste sort de Jésus est déjà décidé.
Avec ce passage, nous entendons une incompréhension quant à la figure de Jésus, prise pour un simple faiseur de miracles. Et même inversement : le miracle (en tant que tel) ne prouve, ni n’assure l’autorité messianique et vient même ici, paradoxalement, condamner celui qui se présente comme ‘plus que le Temple’.
Le serviteur de Dieu (12,15-21)
12 15 Jésus, l’ayant appris, se retira de là ; beaucoup de gens le suivirent, et il les guérit tous. 16 Mais il leur défendit vivement de parler de lui. 17 Ainsi devait s’accomplir la parole prononcée par le prophète Isaïe : 18 Voici mon serviteur que j’ai choisi, mon bien-aimé en qui je trouve mon bonheur. Je ferai reposer sur lui mon Esprit, aux nations il fera connaître le jugement. 19 Il ne cherchera pas querelle, il ne criera pas, on n’entendra pas sa voix sur les places publiques. 20 Il n’écrasera pas le roseau froissé, il n’éteindra pas la mèche qui faiblit, jusqu’à ce qu’il ait fait triompher le jugement. 21 Les nations mettront en son nom leur espérance.
Le bien-aimé et bien-aimant
Ces versets sont ici essentiels. Ils permettent de requalifier la qualité du Christ et Fils de l’Homme non plus sous les traits d’un personnage fort, puissant, et bras vengeur du Seigneur qu’évoque le livre de Daniel (Dn 7). Bien au contraire, ce messie « doux et humble de cœur » endosse la figure du serviteur de Dieu que chante Isaïe (Is 42) et vient éclairer le mystère du Christ et de sa mort sur la croix. L’envoyé de Dieu , ce bien-aimé, est avant tout un être bien-aimant, bienveillant envers les hommes pour accomplir le jugement de Dieu selon son Esprit donné.
Ce serviteur isaïen est plus connu sous le nom de « serviteur souffrant ». Celui que les hommes vont rejeter, blâmer, mépriser jusqu’à le conduire à la mort. Il est, dans le livre d’Isaïe, celui que Dieu justement a choisi pour sauver son peuple, et qu’il veut relever à la face de tous. Dans la foi chrétienne, ce serviteur souffrant annonce l’inattendu d’un Messie crucifié et ressuscité.
L’Esprit de Dieu (12,22-37)
Parallèles : Mc 3,20-30 | Lc 11,14-26 ; 6,44-45
12 22 Alors on lui présenta un possédé qui était aveugle et muet. Jésus le guérit, de sorte que le muet parlait et qu’il voyait. 23 Toutes les foules étaient dans la stupéfaction et disaient : « Cet homme ne serait-il pas le fils de David ? » 24 En entendant cela, les pharisiens disaient : « Il n’expulse les démons que par Béelzéboul, le chef des démons. » 25 Connaissant leurs pensées, Jésus leur dit : « Tout royaume divisé contre lui-même devient un désert ; toute ville ou maison divisée contre elle-même sera incapable de tenir. 26 Si Satan expulse Satan, c’est donc qu’il est divisé contre lui-même ; comment son royaume tiendra-t-il ? 27 Et si c’est par Béelzéboul que moi, j’expulse les démons, vos disciples, par qui les expulsent-ils ? C’est pourquoi ils seront eux-mêmes vos juges. 28 Mais, si c’est par l’Esprit de Dieu que moi, j’expulse les démons, c’est donc que le règne de Dieu est venu jusqu’à vous. 29 Ou encore, comment quelqu’un peut-il entrer dans la maison de l’homme fort et piller ses biens, sans avoir d’abord ligoté cet homme fort ? Alors seulement il pillera sa maison. 30 Celui qui n’est pas avec moi est contre moi ; celui qui ne rassemble pas avec moi disperse.
31 C’est pourquoi, je vous le dis : Tout péché, tout blasphème, sera pardonné aux hommes, mais le blasphème contre l’Esprit ne sera pas pardonné. 32 Et si quelqu’un dit une parole contre le Fils de l’homme, cela lui sera pardonné ; mais si quelqu’un parle contre l’Esprit Saint, cela ne lui sera pas pardonné, ni en ce monde-ci, ni dans le monde à venir. 33 Prenez un bel arbre, son fruit sera beau ; prenez un arbre qui pourrit, son fruit sera pourri, car c’est à son fruit qu’on reconnaît l’arbre. 34 Engeance de vipères ! comment pouvez-vous dire des paroles bonnes, vous qui êtes mauvais ? Car ce que dit la bouche, c’est ce qui déborde du cœur. 35 L’homme bon, de son trésor qui est bon, tire de bonnes choses ; l’homme mauvais, de son trésor qui est mauvais, tire de mauvaises choses. 36 Je vous le dis : toute parole creuse que prononceront les hommes, ils devront en rendre compte au jour du Jugement.37 D’après tes paroles, en effet, tu seras reconnu juste ; d’après tes paroles tu seras condamné. »
Le règne de l’Esprit
Une fois encore Jésus est accusé à cause de ses guérisons. Pire encore, on l’accuse d’être l’opposant à Dieu sous les ordres du prince des démons. On entend ainsi le crescendo des accusateurs qui placent Jésus depuis le champ des ignares jusqu’aux côtés des démons. L’accusation est vite démontée : les exorcismes du Nazaréen montrent que ce dernier se situe du côté du vouloir de Dieu contre le Mal.
Mais ici, le discours de Jésus vient renverser la situation. Par définition ceux qui s’opposent au projet de Dieu sont justement, dans la tradition pharisienne, sous l’influence des démons. Or en s’opposant ainsi au dessein et à l’Esprit de Dieu qu’incarne son Fils Jésus, les accusateurs croyants et pharisiens s’excluent du Royaume et du salut qu’ils attendent pourtant. Mais ils ne regardent et n’entendent pas cet avènement, et voient pas ses signes.
Un signe venant de toi (12,38-45)
Parallèles : Mc 8,11-12 | Lc 16,27-36; 11,24-26
12 38 Quelques-uns des scribes et des pharisiens lui adressèrent la parole : « Maître, nous voudrions voir un signe venant de toi. » 39Il leur répondit : « Cette génération mauvaise et adultère réclame un signe, mais, en fait de signe, il ne lui sera donné que le signe du prophète Jonas. 40En effet, comme Jonas est resté dans le ventre du monstre marin trois jours et trois nuits, le Fils de l’homme restera de même au cœur de la terre trois jours et trois nuits. 41Lors du Jugement, les habitants de Ninive se lèveront en même temps que cette génération, et ils la condamneront ; en effet, ils se sont convertis en réponse à la proclamation faite par Jonas, et il y a ici bien plus que Jonas. 42Lors du Jugement, la reine de Saba se dressera en même temps que cette génération, et elle la condamnera ; en effet, elle est venue des extrémités de la terre pour écouter la sagesse de Salomon, et il y a ici bien plus que Salomon.
43 Quand l’esprit impur est sorti de l’homme, il parcourt des lieux arides en cherchant où se reposer, et il ne trouve pas. 44Alors il se dit : “Je vais retourner dans ma maison, d’où je suis sorti.” En arrivant, il la trouve inoccupée, balayée et bien rangée. 45Alors il s’en va, il prend avec lui sept autres esprits, encore plus mauvais que lui ; ils y entrent et s’y installent. Ainsi, l’état de cet homme-là est pire à la fin qu’au début. Voilà ce qui arrivera à cette génération mauvaise. »
Bien plus que Jonas
Le débat se poursuit. Les scribes et les pharisiens demandent plus que des paroles et des arguments scripturaires. Ils exigent un signe, c’est-à-dire une manifestation probante et merveilleuse quant à son identité et à l’avènement du Royaume. Il est vrai, et Jésus lui-même l’a fait remarquer (Mt 11), l’homme n’a rien de la prestance d’un messie divin et céleste : un galiléen ordinaire si ce n’est quelques miracles, comme il s’en vend aussi ailleurs, et qui respecte à peine la Loi de Moïse. S’il est vraiment le juge des temps derniers qu’il le prouve.
Dans sa réponse, Jésus prend appuie sur le prophète Jonas. Comme ce dernier est sorti du ventre du poisson après trois jours (Jon 2), Jésus ressuscitera au troisième jour. La victoire sur la mort est donc le signe donné comme clef de compréhension. Mais le signe – dans la logique du Royaume – n’est pas une démonstration de force s’imposant à tous. Le signe de Jonas est tout aussi discret que l’action du Serviteur d’Isaïe. Les disciples eux-mêmes auront de la difficulté à y croire (Mt 28). Mais tout ne s’arrête pas à l’histoire du poisson.
Le prophète est celui qui a porté la parole de Dieu et son pardon avec succès (certes un peu malgré lui, Jon 3-4) en une terre païenne : la ville de Ninive. Le succès de l’Évangile en dehors des frontières du judaïsme contribue à valider l’authenticité de la mission des disciples Jésus et l’identité messianique de ce dernier, au détriment de cette génération de pharisiens.
Lors du Jugement, la reine de Saba se dressera en même temps que cette génération, et elle la condamnera ; en effet, elle est venue des extrémités de la terre pour écouter la sagesse de Salomon, et il y a ici bien plus que Salomon. Plus que les savants et que le sage Salomon, mais aussi plus que le Temple, plus que Jonas, plus que David, plus que le Serviteur souffrant, les versets de chapitre invitent à contempler une radicale nouveauté dans l’avènement du Christ Jésus.
Ta mère et tes frères (12,46-50)
Parallèles : Mc 3,31-35 ; Lc 8,19-21
12 46 Comme Jésus parlait encore aux foules, voici que sa mère et ses frères se tenaient au-dehors, cherchant à lui parler. 47 Quelqu’un lui dit : « Ta mère et tes frères sont là, dehors, qui cherchent à te parler. » 48 Jésus lui répondit : « Qui est ma mère, et qui sont mes frères ? » 49 Puis, étendant la main vers ses disciples, il dit : « Voici ma mère et mes frères. 50 Car celui qui fait la volonté de mon Père qui est aux cieux, celui-là est pour moi un frère, une sœur, une mère. »
Voici ma mère et mes frères
La nouveauté surprenante de ce Christ et Fils de Dieu rejaillit tout autant sur le clan des disciples. Ils sont désormais une véritable maison, aussi unie qu’une famille autour d’un père. Mais cette maison est elle-même sous le signe de la volonté de ce Père, autrement dit avec le même caractère qui révèle le Fils : humilité, discrétion, abaissement, mais aussi souci du frère, de la sœur, de la mère, et du tout-petit.