Parallèle : Lc 17,4
Le passage suivant constitue la troisième et dernière partie du discours de Jésus. Après le nécessaire abaissement pour le souci des petits (Mt 18,1-14) puis l’injonction à tout mettre en œuvre pour s’accorder entre frères (Mt 18,15-20), Jésus va user d’une étrange parabole pour montrer l’importance de la réconciliation en lien avec l’avènement du Royaume du Père.
Combien de fois ? (18,21-22)
18, 21 Alors Pierre s’approcha de Jésus pour lui demander : « Seigneur, lorsque mon frère commettra des fautes contre moi, combien de fois dois-je lui pardonner ? Jusqu’à sept fois ? » 22 Jésus lui répondit : « Je ne te dis pas jusqu’à sept fois, mais jusqu’à soixante-dix fois sept fois.
Vers l’infini et au-delà
La réaction de Pierre fait suite aux versets précédents. L’apôtre semble avoir compris qu’il fallait tout mettre en œuvre, sans cesse, pour se réconcilier son frère… mais cela peut durer longtemps et être usant. D’autant qu’ici le péché, unique au verset précédent (18,15 Si ton frère a commis un péché…), se multiplie. Il est inutile de tergiverser, ici, sur la différence entre faute et péché ; dans l’original grec Pierre emploie le même verbe que Jésus précédemment (amartanô, ἁμαρτάνω commettre un péché). Y a t-il ainsi une limite ‘numéraire’ au pardon ? Car il ne faudrait pas abuser, quand même !
En réalité la parole de Pierre, écrite par Matthieu, suggère la réponse. D’abord en faisant des mots ‘mon frère’ le cœur de sa phrase. Puis en donnant un premier élément de réponse (de manière interrogative) : sept fois. Sept est le chiffre de la plénitude, comme les sept jours de la création. Il souligne la qualité du pardon. Faut-il aller à ce point, jusqu’au bout. Jésus invite Pierre à aller au-delà : de la plénitude vers l’infini : Soixante dix fois sept fois. L’expression n’a rien d’une opération arithmétique, elle vise à exprimer l’incalculable, l’incommensurable. Il n’y a plus à compter, il faut toujours indéfiniment pardonner, tout en gardant la même qualité et sincérité du pardon.
La réponse de Jésus aurait pu se finir ici, telle une injonction, sèche et froide. Car une telle exigence est vertigineuse. Mais Jésus veut donner sens, donner à Pierre l’occasion de saisir l’importance de cette réconciliation. Et pour éviter tout vertige, il nous fait regarder (métaphoriquement) vers le haut, vers le Royaume du Père.
La parabole du roi et du serviteur endetté (18,23-27)
18, 23 Ainsi, le royaume des Cieux est comparable à un roi qui voulut régler ses comptes avec ses serviteurs. 24 Il commençait, quand on lui amena quelqu’un qui lui devait dix mille talents (c’est-à-dire soixante millions de pièces d’argent). 25 Comme cet homme n’avait pas de quoi rembourser, le maître ordonna de le vendre, avec sa femme, ses enfants et tous ses biens, en remboursement de sa dette. 26 Alors, tombant à ses pieds, le serviteur demeurait prosterné et disait : “Prends patience envers moi, et je te rembourserai tout.” 27 Saisi de compassion, le maître de ce serviteur le laissa partir et lui remit sa dette.
Une parabole
Le discours de Jésus (Mt 18) comporte ainsi deux paraboles venant conclure la première section sur l’importance des petits, avec la brebis perdue (18,1-14), et maintenant, pour cette dernière section, sur le pardon. L’appel à la parabole dans ce contexte permet de mieux relier le thème du souci des petits à celui du pardon du frère. Puisqu’aucun petit ne doit être méprisé, oublié, ni laissé à l’abandon et puisque tout doit être mis en œuvre pour se risquer à sa recherche, alors, de même le frère fautif ne peut être méprisé, et le pardon constitue ce long déplacement nécessaire pour l’amener à la réconciliation.
Il ne s’agit pas seulement d’une exigence éthique et pastorale : il en va de la vie nouvelle qu’offre ce Royaume des Cieux. Il en va de la justice à la manière de Dieu : gracieuse, miséricordieuse et ô combien patiente.
Un roi, un serviteur, une dette
D’emblée le décor de la parabole donne le ton. Mettre en scène un roi et ses serviteurs nous renvoie directement, comme d’habitude, à la figure du Seigneur (Dieu ou le Christ) et à celle de son peuple et/ou de ses disciples. La mention de la dette évoque quant à elle le péché. Dans le langage sémitique et biblique le vocabulaire du péché et celui de la dette sont équivalents. Être pécheur vis-à-vis de Dieu ou de son prochain, c’est être son débiteur, avoir manqué à la Loi, lui être redevable en réparation et en pardon. La version du Notre Père de notre évangéliste Matthieu use du même procédé : Remets-nous nos dettes, comme nous-mêmes nous remettons leurs dettes à nos débiteurs (Mt 6,12). Verset traduit chez Luc par Pardonne-nous nos péchés, car nous-mêmes, nous pardonnons aussi à tous ceux qui ont des torts envers nous (Lc 11,4). C’est une manière d’exprimer la « valeur » du pardon. Ce retour en grâce de l’offenseur est comme une remise de dette : elle coûte aussi à l’offensé. Mais l’enjeu est supérieur à la valeur.
Car, dans l’univers du Royaume des cieux, nous devinons déjà que rien ne va se passer de manière logique et prévisible.
Une dette inimaginable
Dix mille talents représentent une somme absolument énorme. Et l’on peut se demander comment un homme seul a pu accumuler autant de dettes auprès de son maître. La traduction liturgique précise 60 millions de pièces d’argent, et la note de la bible T.O.B. indique quant à elle 60 millions de jours de travail pour un ouvrier. Rembourser est impossible… même à vendre, comme l’usage l’autorise, l’homme et sa famille comme esclaves. Opération dérisoire qui exprime davantage une idée d’exclusion, de rejet, et de sanction. Le chiffre de la dette dépasse tout entendement, autrement dit, dans cette métaphore, le poids du péché aussi. On ne peut imaginer pire.
Mais il y a un autre sujet d’étonnement qu’est ce retournement de situation où le roi divin se laisse « avoir » (dirait-on aujourd’hui) par une simple demande éplorée. Les rois sont (en théorie) garant du droit et de la justice. Et, ici, l’annonce du Royaume des Cieux représente ce désir de rétablissement de la véritable justice divine, où les justes méprisés sont rétablis et les pécheurs impies poursuivis. Au moins selon la pensée populaire.
Mais le roi divin se laisse convaincre par la demande de son serviteur. Le texte souligne son repentir : prosternation appuyée et supplique : Pends patience avec moi … je te rembourserai tout. Le roi n’est pas dupe, sa compassion ne s’appuie pas sur la promesse d’un remboursement que nous savons impossible. La compassion du roi n’attend pas un reflux de crédit. Il répond à sa première demande, que ce repentir quasi-filial exprime : « prends patience avec moi. » Le roi ne compte pas sa dette, il compte remettre, pardonner. Cependant il n’est pas sûr que l’homme ait compris la démarche de son seigneur comme le montre la suite de la parabole.
Rembourse ta dette ! (18,28-35)
18, 28 Mais, en sortant, ce serviteur trouva un de ses compagnons qui lui devait cent pièces d’argent. Il se jeta sur lui pour l’étrangler, en disant : “Rembourse ta dette !” 29 Alors, tombant à ses pieds, son compagnon le suppliait : “Prends patience envers moi, et je te rembourserai.” 30 Mais l’autre refusa et le fit jeter en prison jusqu’à ce qu’il ait remboursé ce qu’il devait. 31 Ses compagnons, voyant cela, furent profondément attristés et allèrent raconter à leur maître tout ce qui s’était passé. 32 Alors celui-ci le fit appeler et lui dit : “Serviteur mauvais ! je t’avais remis toute cette dette parce que tu m’avais supplié. 33 Ne devais-tu pas, à ton tour, avoir pitié de ton compagnon, comme moi-même j’avais eu pitié de toi ?” 34 Dans sa colère, son maître le livra aux bourreaux jusqu’à ce qu’il eût remboursé tout ce qu’il devait. 35 C’est ainsi que mon Père du ciel vous traitera, si chacun de vous ne pardonne pas à son frère du fond du cœur. »
À l’image du roi
Effectivement l’endetté d’hier demeure dans la logique comptable de la rétribution. Il cherche ainsi à rembourser sa dette, à réparer ses torts à hauteur pécuniaire. Cependant, malgré sa promesse (je te rembourserai tout), il ne sera jamais en mesure de rembourser sa dette. Pas plus que ses propres débiteurs qu’il jette en prison, en dépit de leur repentir. Le mauvais serviteur n’est plus ici celui qui a commis des fautes (des dettes). Est qualifié ici de mauvais, celui qui se refuse à la même miséricorde que le roi. Car il n’a pas saisi combien la réconciliation et le pardon ne sont pas un simple ajustement entre le poids des fautes et une réparation des torts, mais une réponse miséricordieuse et gracieuse face à un repentir, à l’image de Dieu envers lui.
En quoi cette parabole répond-elle à la demande de Pierre ? Au nombre quantitatif du pardon, Jésus répond par la qualité du pardon. Le pardon accordé, ainsi reconsidéré à la lumière du Royaume, n’est pas un retour à l’équilibre où la dette est remboursée. La mise en œuvre du pardon évangélique demande d’accepter de perdre encore, comme le Seigneur a déjà pardonne et pardonnera Pierre. Le pardon constitue une “perte” : perdre la dette au bénéfice d’un retour en grâce, perdre peut-être même la face pour mieux gagner encore son frère du fond du cœur. Combien de foi !
Une parole difficile à entendre
Mise à jour du 29/08/2023. Ceci n’est qu’une réflexion personnelle qui n’a rien de biblique. Il est probablement difficile d’entendre ce passage d’Évangile qui se conclut ainsi : C’est ainsi que mon Père du ciel vous traitera, si chacun de vous ne pardonne pas à son frère du fond du cœur. A cet endroit, je pense particulièrement à celles et ceux qui ont subi de graves outrages et abus, dont on peut entendre la difficulté à entrer dans une démarche de réconciliation. L’on pourrait, d’ailleurs, opposer à ce passage, un autre verset de ce même chapitre : Celui qui est un scandale, une occasion de chute, pour un seul de ces petits qui croient en moi, il est préférable pour lui qu’on lui accroche au cou une de ces meules que tournent les ânes, et qu’il soit englouti en pleine mer (Mt 18,4).
Le pardon dont il est question dans cette péricope ne vient nullement excuser ou minorer l’offense et la faute. Peut-être même qu’il vient révéler sa gravité. Le roi, Dieu, n’offre son pardon, sa remise de dette, qu’en raison du repentir (supposé) sincère du débiteur : je t’avais remis toute cette dette parce que tu m’avais supplié. Cependant, cette sincérité est doublement reniée par le coupable débiteur. Rappelons que ce triste héros de la parabole est avant tout un coupable, et non une victime. De plus, ce dernier promet ce qu’il ne pourra tenir : rembourser son immense dette, autrement dit, réparer ses offenses. Par la suite, il devient encore offensant en refusant de vivre conformément à la miséricorde reçue, comme s’il rejetait (à tort ou à raison, là n’est pas la question), sa dette, sa faute, sur les autres (d’autres débiteurs). Au final, il est bien celui qui, ayant été offenseur, continue à offenser, incapable de pardon, de le donner comme le recevoir.
Or, une fois encore, Dieu, dans cette parabole, se fait le défenseur d’autres victimes de son manque de charité en révélant sa culpabilité et en le condamnant à la réparation : Dans sa colère, son maître le livra aux bourreaux jusqu’à ce qu’il eût remboursé tout ce qu’il devait. C’est peut-être bien la sincérité du coupable pêcheur et son absence de repentir charitable (du fond du cœur) qui sont en jeu dans cette question de réconciliation. Ce pardon de Dieu n’a pas ouvert ce “serviteur” à une réelle conversion : il a continuer à se servir.