Parallèles : selon les péricopes (voir infra)
Le discours de Jésus à ses disciples vient de se terminer et Matthieu nous offre un changement radical de décor. Nous quittons la Galilée pour un territoire judéen à l’est du Jourdain qui pourtant en est la frontière. Matthieu nous indique par là cet « entre deux » narratif : nous ne sommes plus en Galilée, mais pas encore dans Judée de Jérusalem. Annoncé en 20,17, nous n’entrerons dans la ville qu’au début du chapitre 21.
Dans cet espace, Matthieu a placé une série d’épisodes qui servent ainsi de charnière. Leur caractère polémique – avec les pharisiens, un jeune homme riche, ainsi qu’avec le groupe des Douze – nous prépare aux futurs débats à Jérusalem. Mais chacun de ces épisodes est aussi mis en lien avec une réaction étonnée (ou étonnante) des disciples. Chaque débat rappelle ce nécessaire souci des petits, des fragiles et du frère. Les sujets de ces péricopes étant : l’épouse répudiée, les enfants, le jeune homme trop riche. Trois épisodes que viendra conclure la parabole des ouvriers de la onzième heure éclairant la parole de Jésus : les derniers seront premiers, et les premiers seront derniers (Mt 19,30 ;20,16).
Présentation des récits
- 19,1-9 (1) La question des Pharisiens sur la répudiation et la réponse de Jésus.
- 19,10-12 (1 bis) Réaction des disciples. Mieux vaut ne pas se marier !
- 19,13-15 (2) Réaction des disciples contre la présentation des enfants.
- 19,16-22 (3) La question du jeune homme riche et la réponse de Jésus.
- 19,23-30 (3 bis) Réaction des disciples. Qui peut être sauvé ?
- 20,1-16 conclusion : La parabole des ouvriers de la onzième heure. (article suivant)
Cette disposition montre la place centrale des petits et les destinataires premiers des paroles de Jésus : les disciples aux réactions omniprésentes.
Les pharisiens et la répudiation (19,1-8)
Parallèles : Mc 10,1-12 | Lc 9,51; 16,18
19 1 Lorsque Jésus eut terminé ce discours, il s’éloigna de la Galilée et se rendit dans le territoire de la Judée, au-delà du Jourdain. 2 De grandes foules le suivirent, et là il les guérit. 3 Des pharisiens s’approchèrent de lui pour le mettre à l’épreuve ; ils lui demandèrent : « Est-il permis à un homme de renvoyer sa femme pour n’importe quel motif ? » 4 Il répondit : « N’avez-vous pas lu ceci ? Dès le commencement, le Créateur les fit homme et femme, 5 et dit : À cause de cela, l’homme quittera son père et sa mère, il s’attachera à sa femme, et tous deux deviendront une seule chair. 6 Ainsi, ils ne sont plus deux, mais une seule chair. Donc, ce que Dieu a uni, que l’homme ne le sépare pas ! » 7 Les pharisiens lui répliquent : « Pourquoi donc Moïse a-t-il prescrit la remise d’un acte de divorce avant la répudiation ? » 8 Jésus leur répond : « C’est en raison de la dureté de votre cœur que Moïse vous a permis de renvoyer vos femmes. Mais au commencement, il n’en était pas ainsi. 9 Or je vous le dis : si quelqu’un renvoie sa femme – sauf en cas d’union illégitime – et qu’il en épouse une autre, il est adultère. »
Dès le commencement
Le récit de Matthieu diffère de celui de Marc (10,1-16 commenté). La question très pharisienne du motif de la répudiation est soulevée ici. La loi autorisant la répudiation de l’épouse était plutôt vague à ce sujet. Dt 24,1 Lorsqu’un homme aura pris une femme et l’aura épousée, si elle vient à ne pas trouver grâce à ses yeux, parce qu’il a découvert en elle quelque chose de honteux, il écrira pour elle une lettre de répudiation et, après la lui avoir remise en main, il la renverra de sa maison… Les motifs de répudiation étaient sujets à débat dans le milieu pharisien.
Si comme chez Marc, Jésus s’oppose à la répudiation, Matthieu modère l’injonction en évoquant les cas d’union illégitime. Nous y reviendrons. Ici, le refus de toute répudiation est liée non à un article de Loi, aux interprétations diverses, mais à la volonté unique et originelle de Dieu lors du récit de création (Gn 1,24). L’argumentation de Jésus, dans cet évangile de Matthieu, s’appuie sur deux éléments. Avec l’avènement du Royaume, c’est bien une restauration de la Création, du lien entre Dieu et son peuple, et du lien entre son peuple qui advient. La relation voulue à l’origine est donc restaurée. La loi est celle de la volonté première de Dieu et la dureté du cœur doit se convertir.
Le second argument lui est conséquent. Dans la suite du discours de Jésus à ses disciples, la position de Jésus invite encore à se soucier du plus petit, du plus fragile qu’est l’épouse répudiée dans cette culture antique. Son avenir rend plus difficile un remariage et elle devra compter sur l’aide supposée de sa famille. Renvoyer l’épouse, pour en prendre une autre, constitue ainsi, pour Jésus, un véritable acte d’infidélité et d’adultère. Seul cas possible pour Matthieu, celui de l’union illégitime qu’on interprète comme l’adultère (de la femme) ou bien comme un mariage consanguin ou incestueux. Mais on peut souligner que cette exception, invite surtout au discernement.
La première réaction des disciples (19,10-12)
Parallèles : Mc 10,1-12 | Lc 16,18
19, 10 Ses disciples lui disent : « Si telle est la situation de l’homme par rapport à sa femme, mieux vaut ne pas se marier. » 11 Il leur répondit : « Tous ne comprennent pas cette parole, mais seulement ceux à qui cela est donné. 12 Il y a des gens qui ne se marient pas car, de naissance, ils en sont incapables ; il y en a qui ne peuvent pas se marier car ils ont été mutilés par les hommes ; il y en a qui ont choisi de ne pas se marier à cause du royaume des Cieux. Celui qui peut comprendre, qu’il comprenne ! »
Ceux à qui cela est donné
La réponse de Jésus tranche effectivement avec l’usage de la répudiation dans le judaïsme, comme dans le monde gréco-romain qui l’entoure. La réaction des disciples sert de contraste pour souligner en creux la nouveauté et le renversement que provoque l’avènement du Royaume. Le pouvoir du mari sur son épouse est remis en cause. Une fois encore les disciples sont invités à ‘perdre’. Dans leur réflexion, ils renvoient Jésus à une situation « pire » que le mariage : le célibat. Dans le monde judéo-chrétien de Matthieu et de Jésus, tout personne est destinée au mariage et à la procréation, selon le plan de Dieu : Gn 1,28 Soyez féconds, multipliez, emplissez la terre.
Et pourtant ce qui est inconcevable pour eux, devient un choix possible, « pour ceux qui comprennent » et accueille le sens même du Royaume des Cieux. Quelques uns, selon Matthieu, peuvent ainsi, à cause du Royaume, renoncer à toute prérogative patriarcale au sein d’une famille. Il ne s’agit pas d’en faire une vocation unique ou ultime, mais d’ouvrir à ce choix réfléchi, qui constitue un véritablement abaissement dans l’échelle social. Ainsi Jésus oriente ses disciples non pas forcément vers le célibat, mais vers une humilité vécue pleinement au sein de leur famille et couple, comme au sein d’un autre choix de vie.
Laissez les enfants… (19,13-15)
Parallèles : Mc 10,13-16 | Lc 18,15-17
19, 13 Ensuite, on présenta des enfants à Jésus pour qu’il leur impose les mains en priant. Mais les disciples les écartèrent vivement. 14 Jésus leur dit : « Laissez les enfants, ne les empêchez pas de venir à moi, car le royaume des Cieux est à ceux qui leur ressemblent. » 15 Il leur imposa les mains, puis il partit de là.
A cause du Royaume des Cieux
Ces petits versets constituent le passage central de cette section (Mt 19). Ils sont un rappel de cette invitation à devenir comme des enfants que nous avons entendus plus haut (18,1-14). Les disciples font là preuve d’autorité dans leur garde rapprochée de leur Seigneur. Ce dernier ne peut être dérangé par ces demandes de bénédiction d’enfants, souvent teintées de superstitions. Les parents se trouvent ainsi écartés vivement. Les parents oui. Mais pas les enfants. En imposant les mains sur ces enfants, Jésus ne répond pas en premier aux demandes des parents. Il répond à la volonté de Dieu : se soucier des plus petits, des plus fragiles. Voilà la priorité pour le Royaume des Cieux attendu dont les disciples sont serviteurs : faire place aux plus petits. Là aussi, les disciples sont obligés, à cause du Royaume, à laisser, abandonner leur pouvoir d’adulte, pour se faire serviteur d’une rencontre.
Le jeune homme riche (19,16-22)
Parallèles : Mc 10,17-31 | Lc 18,18-30
19, 16 Et voici que quelqu’un s’approcha de Jésus et lui dit : « Maître, que dois-je faire de bon pour avoir la vie éternelle ? » 17 Jésus lui dit : « Pourquoi m’interroges-tu sur ce qui est bon ? Celui qui est bon, c’est Dieu, et lui seul ! Si tu veux entrer dans la vie, observe les commandements. » 18 Il lui dit : « Lesquels ? » Jésus reprit : « Tu ne commettras pas de meurtre. Tu ne commettras pas d’adultère. Tu ne commettras pas de vol. Tu ne porteras pas de faux témoignage. 19 Honore ton père et ta mère. Et aussi : Tu aimeras ton prochain comme toi-même. » 20 Le jeune homme lui dit : « Tout cela, je l’ai observé : que me manque-t-il encore ? » 21 Jésus lui répondit : « Si tu veux être parfait, va, vends ce que tu possèdes, donne-le aux pauvres, et tu auras un trésor dans les cieux. Puis viens, suis-moi. » 22 À ces mots, le jeune homme s’en alla tout triste, car il avait de grands biens.
Trop riche ?
Il n’y a que chez Matthieu que l’homme est décrit comme quelqu’un de jeune. (Voir le récit commenté en Mc 10,17-31). Comme un enfant, il a tout à apprendre et il fait bien de s’approcher, lui aussi, de Jésus. Comme les Pharisiens, il vient avec une question précise, qui est celle de tout croyant : celle du que faire, comment faire, combien faire… pour être agréer par Dieu et gagner son salut. Il tient à avoir de Jésus, les moyens pour y parvenir. Et Jésus le renvoie à la Loi et aux dix commandements. S’il faut bien faire et suivre la volonté de Dieu, c’est la manière la plus évidente pour le croyant juif qu’est notre jeune homme. Pourtant, le jeune homme fidèle en ces préceptes montre son insatisfaction.
Il souhaite quelque chose; Jésus lui présente quelqu’un : Dieu et lui seul. Et Jésus lui-même se présente comme celui qui peut l’y conduire : viens, suis-moi ! Mais pour ce chemin, il ne s’agit plus d’acquérir, mais d’abandonner, et de donner : va, vends ce que tu possèdes, donne-le aux pauvres, et tu auras un trésor dans les cieux. Un trésor – au sens commun du terme – est normalement un gain et non, comme ici, une perte. S’il veut gagner ce trésor, notre jeune homme doit accepter de perdre ses grands biens. La logique du Royaume est un vrai bouleversement, un renversement impossible pour lui. Ce trésor céleste, ce lien parfait avec le Seigneur, entre en opposition complète avec la logique de réussite mondaine. Le Royaume demande des choix difficiles.
Deuxième réaction des disciples (19,23-30)
Parallèles : Mc 10,17-31 | Lc 18,18-30
19, 23 Et Jésus dit à ses disciples : « Amen, je vous le dis : un riche entrera difficilement dans le royaume des Cieux. 24 Je vous le répète : il est plus facile à un chameau de passer par un trou d’aiguille qu’à un riche d’entrer dans le royaume des Cieux. » 25 Entendant ces paroles, les disciples furent profondément déconcertés, et ils disaient : « Qui donc peut être sauvé ? » 26 Jésus posa sur eux son regard et dit : « Pour les hommes, c’est impossible, mais pour Dieu tout est possible. » 27 Alors Pierre prit la parole et dit à Jésus : « Voici que nous avons tout quitté pour te suivre : quelle sera donc notre part ? » 28 Jésus leur déclara : « Amen, je vous le dis : lors du renouvellement du monde, lorsque le Fils de l’homme siégera sur son trône de gloire, vous qui m’avez suivi, vous siégerez vous aussi sur douze trônes pour juger les douze tribus d’Israël. 29 Et celui qui aura quitté, à cause de mon nom, des maisons, des frères, des sœurs, un père, une mère, des enfants, ou une terre, recevra le centuple, et il aura en héritage la vie éternelle. 30 Beaucoup de premiers seront derniers, beaucoup de derniers seront premiers.
Comme un chameau
Les richesses sont un poids qui ralentit le chemin vers le Royaume. Jésus use même d’une image bien parlante : un chameau aurait plus de facilité à entrer par le chas d’une aiguille qu’un riche dans le Royaume. Car le chameau n’est pas celui qui possède mais celui qui sert et qui porte, celui qui chemine et pour qui rien n’est acquis… L’entrée dans le Royaume n’est pas seulement conditionnée aux dispositions et aux aptitudes humaines : pour Dieu tout est possible. La parole de Jésus montre ici combien la relation à Dieu et l’accueil de sa grâce sont primordiaux : c’est Lui qui agit au cœur de chacun et qui juge.
Mais une autre réaction, celle de Pierre, surgit : Voici que nous avons tout quitté pour te suivre : quelle sera donc notre part ? Quelle récompense au bout de ce chemin qui nécessite – au regard des passages précédents – un abandon total du pouvoir et des richesses ? La réponse de Jésus se fait en trois temps. Le premier replace les disciples dans le temps et la volonté de Dieu : l’avènement du Royaume et du Fils de l’homme est associé au renouvèlement, à la régénération d’un monde. C’est dans ce renversement, qui est défini aussi comme une recréation, que les disciples et les douze puisent leur vie. Ce renouvèlement est donc associé à cette révélation du Fils de l’Homme dont on sait (Mt 16,21-27 ; 17,12.22) la fin dramatique avant la résurrection.
Le trône à venir, dans un deuxième temps, fait suite à l’attitude d’abandon de ce Christ et Fils de l’Homme. Les trônes promis aux Douze ne sont pas l’insigne d’un pouvoir et jugement mondain, mais d’une vie en Dieu, éternellement, et au sein d’une Église goûtant une nouvelle fraternité. Douze apôtres pour juger, à la manière de l’Évangile, en prenant d’abord la dernière place.