Parallèles : Mc 12,35-37 | Lc 20,39-44
Dans la suite du débat mouvementé avec les pharisiens, le discours de Jésus change d’interlocuteurs. Il s’adresse maintenant aux foules et à ses disciples pour dénoncer l’attitude des pharisiens, mais non par moquerie ou par délation.
Aux foules et à ses disciples (23,1-3)
23, 1 Alors Jésus s’adressa aux foules et à ses disciples, 2 et il déclara : « Les scribes et les pharisiens enseignent dans la chaire de Moïse. 3 Donc, tout ce qu’ils peuvent vous dire, faites-le et observez-le. Mais n’agissez pas d’après leurs actes, car ils disent et ne font pas.
N’agissez pas d’après leurs actes
L’adresse aux disciples et aux foules est donc, dans la narration de Matthieu, comme une parenthèse nécessaire. Elle s’insère entre deux reproches directs à leur encontre : leur méconnaissance du Messie de Dieu (22,41-46) et leur hypocrisie (23,13-39). Cet aparté vient donner au sens au discours. Il souligne le sérieux de l’enseignement théorique des pharisiens qui enseigne dans la chaire de Moïse. L’expression reconnaît ainsi la compétence de ces derniers en matière de Loi et de Parole de Dieu. Tout ce qu’ils peuvent vous dire, faites-le et observez-le. La remarque vaut aussi pour le lecteur de l’évangile qui doit reconnaître la richesse des enseignements des juifs de son temps.
La critique de Jésus concerne donc moins le contenu des enseignements que l’attitude des enseignants. Et le passage suivant (23,13-39) insistera davantage sur leur hypocrisie. Mais ce n’est pas encore l’objet du discours de Jésus. N’agissez pas d’après leurs actes. Il s’adresse ainsi à ses disciples et aux foules. Ce faisant, il indique combien les critiques envers ces pharisiens, pourraient également s’appliquer aux siens s’ils ne prenaient garde à leur attitude. Ainsi, quand Jésus s’adressera bientôt aux scribes et aux pharisiens, les destinataires des critiques seront aussi la communauté croyante.
Orgueil et honneur (23,4-7)
23, 4 Ils attachent de pesants fardeaux, difficiles à porter, et ils en chargent les épaules des gens ; mais eux-mêmes ne veulent pas les remuer du doigt. 5 Toutes leurs actions, ils les font pour être remarqués des gens : ils élargissent leurs phylactères et rallongent leurs franges ; 6 ils aiment les places d’honneur dans les dîners, les sièges d’honneur dans les synagogues 7 et les salutations sur les places publiques ; ils aiment recevoir des gens le titre de Rabbi.
Le poids de leur Loi
Ces reproches sont de deux sortes. Le premier, concernant ces fardeaux, dénonce le poids du scrupule et de la culpabilité que les pharisiens font porter au peuple, en raison de leurs connaissances de la Loi. Ils agissent en maîtres ex cathedra, dirions-nous. Jésus leur reproche leur manque d’implication et de soutien, une attitude distante même vis-à-vis des règles qu’ils imposent. La Loi de Moïse, donnée pour une libération et un salut, n’a pas vocation à devenir une entrave. Jésus lui-même rappelait combien son enseignement n’était en rien un frein, mais une consolation : Oui, mon joug est aisé et mon fardeau léger. (11,30)
Mais, et c’est le second type de reproches, la plus grande entrave à l’observation de la Loi se tient dans le comportement même des pharisiens – ou ceux qui leur ressemblent.
Leur contenance avant le contenu
Jésus dénonce leur recherche de reconnaissance et d’honneur au détriment de la Loi. Ces pharisiens utilisent la chaire de Moïse non pour le bien d’autrui en premier, mais pour leur propre gloire. Le vocabulaire du discours insiste ici, non plus sur le contenu de leur enseignement, mais sur leur contenance. Les mots phylactères, franges, places ou sièges d’honneur, salutations, titre ne critiquent pas seulement des aspects extérieurs mais l’instrumentalisation de leur savoir et de leur piété à des fins personnels de gloriole. Ces termes revêtent pour la plupart un caractère religieux.
Le phylactère est une petite boîte contenant (Ex 13,9 : Dt 6,8 ; 11,18) des versets de la Torah et portée sur le front lors de la prière. Les franges représentent ces tsitsits (Nb 15,38-39 ; Dt 22,12) qui veulent rappeler les commandements. Et ce vocabulaire religieux est encore souligné avec la mention de la synagogue ou du mot rabbi. Tout cela au service de leur propre réputation aux yeux des hommes. L’extériorité a étouffé toute intériorité, la recherche de gloire a aveuglé leur foi. Les paroles de Jésus dénoncent ainsi combien le comportement de ces croyants, pharisiens ou non, est détourné de sa vocation. Une vocation qu’il tient désormais à rappeler.
Pour vous (23,8-12)
23, 8 Pour vous, ne vous faites pas donner le titre de Rabbi, car vous n’avez qu’un seul maître pour vous enseigner, et vous êtes tous frères. 9 Ne donnez à personne sur terre le nom de père, car vous n’avez qu’un seul Père, celui qui est aux cieux. 10 Ne vous faites pas non plus donner le titre de maîtres, car vous n’avez qu’un seul maître, le Christ. 11 Le plus grand parmi vous sera votre serviteur. 12 Qui s’élèvera sera abaissé, qui s’abaissera sera élevé.
Ni rabbi, ni père, ni maître mais serviteur
Le mot serviteur est présenté comme le meilleur synonyme du mot croyant, et devient l’antonyme du terme pharisien . Matthieu emploie le mot grec diakonos/ διάκονος , qui donnera le mot diacre et diaconie. Ce serviteur-là Jésus nous l’avait déjà présenté sous les mêmes aspects. Celui qui voudra devenir grand parmi vous, sera votre serviteur (20,26). L’abaissement demandé prend la forme d’une humilité qui refuse toute titre de gloire pour les disciples de Jésus (pour vous).
Le texte donne à entendre trois titres : rabbi, père, maître qu’on pourrait aussi traduire par leader ou chef (Mt 2,6, Lc 22,26). La communauté des disciples ne doit plus permettre cette distinction hiérarchique et verticale entre les sachant (rabbi) et les ignorants, entre les patriarches d’une communauté (père) et leurs ouailles, entre les leaders (maître) et les suiveurs. Jésus présente la communauté sous l’angle horizontal de la fraternité. Aucun n’est, ni ne doit, se croire supérieur aux autres en raison de ses connaissances (rabbi), de sa fonction (père) ou de son charisme (maître). Tous frères pour l’Unique Dieu et Père que révèle Jésus, le Fils et serviteur.
Frères, Père et Christ
Ces trois titres précédents sont aussi présentés en distinguant ceux que l’on aime à donner (père) et ceux que l’on désire recevoir (rabbi, maître). Le discours de Jésus ne met donc pas seulement en garde les siens contre une recherche des honneurs ou contre la tentation du pouvoir. Il dénonce également la propension des hommes et des femmes à se chercher, souvent par admiration illusoire, des enseignants, des chefs, des leaders avant de chercher à être frères. Or la fraternité et la foi prennent ici leur fondation et leur ciment dans l’écoute du Christ et de son Père.
Plus qu’une critique des pharisiens, le discours de Matthieu bouleverse la conception traditionnelle et hiérarchisée de toute association, synagogue ou autre, et plus certainement sa propre communauté ecclésiale et la nôtre. Les reproches véhéments qui vont suivre (23,13-39) et à l’adresse des scribes, pharisiens hypocrites et aveugles, deviennent dès lors des avertissements pour les propres disciples de Jésus.