De l’eau changée en vin : l’épisode est connu. Tiré de l’évangile selon saint Jean (2,1-11), ce passage est celui qui ouvre le ministère de Jésus après l’appel des disciples.
Un mariage (2,1-2)
Jn 2 1 Le troisième jour, il y eut un mariage à Cana de Galilée. La mère de Jésus était là. 2 Jésus aussi avait été invité au mariage avec ses disciples.
Un cadre nuptial
Commencer par une noce, c’est déjà mettre l’annonce de la Bonne Nouvelle sous le registre de la joie et de la fête. Ce mariage inaugural n’est pas anodin. Dans le langage symbolique, que l’on trouve souvent dans l’évangile johannique, il évoque les noces attendues entre Dieu et son peuple, ce temps messianique de réjouissances, célébrant sa venue et son Alliance. Le prophète Isaïe en parlait en ces termes :
Le Seigneur de l’univers préparera pour tous les peuples, sur sa montagne, un festin de viandes grasses et de vins capiteux, un festin de viandes succulentes et de vins décantés. Is 25,6.
Le troisième jour
La mention du troisième jour renvoie à une double signification. Dans la bible, c’est le jour d’une révélation (Gn 22,4; Ex 19,16; Os 6,2). Dans la foi chrétienne – qui n’est pas sans rapport avec le sens vétérotestamentaire – ce troisième jour évoque celui de la Résurrection du Christ. L’évangéliste place ainsi cette scène à un moment déterminant, qui vient clôturer une semaine.
Cette dernière avait commencé à Béthanie avec le témoignage de Jean (1,19-28, jour 1) qui le lendemain désignait Jésus comme l‘Agneau de Dieu (1,29 jour 2). Au lendemain encore (jour 3), Jésus appela ses trois premiers disciples (1,29), ainsi que Philippe et Nathanaël le jour suivant (1,40, jour 4). Le troisième jour à Cana vient donc compléter, ou plus précisément accomplir une semaine.
Ces sept jours nous renvoient à la Création de toute vie par la Parole du Seigneur (Gn 1). Il en sera se même à Cana, où Jésus vient remplir de sa Parole un vin nouveau pour une fête nuptiale. Au septième jour, Dieu inscrivait la Création dans le temps shabbat. En ce septième jour, l’Agneau de Dieu inaugure le temps eschatologique et messianique. Et pour en ajouter à cette symbolique du temps, en Gn 1,14, le troisième jour est celui de la création des luminaires célestes destinées à être des signes pour marquer les fêtes.
Cependant, la fête aujourd’hui risquerait-elle de mal finir ?
De grâce, du vin ! (2,3-5)
Jn 2 3 Or, on manqua de vin. La mère de Jésus lui dit : « Ils n’ont pas de vin. » 4 Jésus lui répond : « Femme, que me veux-tu ? Mon heure n’est pas encore venue. » 5 Sa mère dit à ceux qui servaient : « Tout ce qu’il vous dira, faites-le. »
Vers un fiasco ?
Des invités dont Jésus, sa mère et ses disciples. Des serviteurs. Un maître du repas. Des jarres contenant au total près de six cents litres d’eau…. L’évangile ne décrit pas une noce intime et sobre. On donne plutôt dans l’opulence. Cependant, en dépit de ce faste propre à toute noce et notamment à celle-ci, un manque surgit. Bien plus qu’un manque, il s’agit d’un fiasco qui sonne (ou pourrait sonner) la fin de la noce. Une fin d’autant plus dramatique que celle-ci célèbre l’Alliance salutaire entre Dieu et son peuple.
Ils n’ont pas de vin. Le fait que l’évangéliste souligne par deux fois ce manque, ajoute encore à la dramatique. Le symbole même des réjouissances divines fait défaut. Tout pourrait s’arrêter ici. C’est la mère de Jésus qui se tourne vers son fils. Elle désigne Celui sans qui la noce demeure impossible. Tout ce qu’il vous dire, faîtes-le. Elle reprend, à son encontre, les termes même de l’adhésion du peuple lors de l’Alliance de Dieu au Sinaï : Moïse prit le livre de l’Alliance et en fit la lecture au peuple. Celui-ci répondit : “Tout ce que le Seigneur a dit, nous le mettrons en pratique, nous y obéirons.” Ex 24,7.
La mère de Jésus et ses disciples
Dans l’évangile selon saint Jean, Marie est présente à deux endroits, sans qu’elle soit citée par son nom. Elle sera toujours la mère de Jésus ici à Cana comme plus tard au pied de la croix (Jn 19,25). En la désignant ainsi, Jean la revêt d’un rôle particulier, celui de symboliser d’Israël qui attend l’Alliance définitive et un renouveau, comme l’évoque le psaume 89 : Mais on appelle Sion : « Ma mère ! » car en elle, tout homme est né. La mère de Jésus est présente comme un celle qui attend la venue de l’Heure de la révélation. Associée aux disciples, comme à la crucifixion, la présence de la mère de Jésus manifeste le lien qui l’unit, avec ces nouveaux(-nés) disciples, à ces temps nouveaux.
Six jarres de cent litres (2,6-7)
2 6 Or, il y avait là six jarres de pierre pour les purifications rituelles des Juifs ; chacune contenait deux à trois mesures, (c’est-à-dire environ cent litres). 7 Jésus dit à ceux qui servaient : « Remplissez d’eau les jarres. » Et ils les remplirent jusqu’au bord.
Être pur…
On peut s’interroger sur la présence des jarres de purification à l’occasion d’un mariage. D’autant que les quantités sont impressionnantes : près de six cents litres. Nous le savons, pour se préparer à une noce, il convient d’être propre. De même, pour rencontrer le Seigneur, il convenait d’être pur, débarrassé de toutes les souillures contractées dans le monde : le mal, la maladie, la mort, le péché… tout ce qui éloigne de ce Dieu de vie, créateur de tout bien. Le Judaïsme pharisien et essénien de l’époque était à ce propos très scrupuleux. Être pur, c’était retrouver une certaine innocence édénique devant le Seigneur et se rapprocher de la sphère du divin.
La présence de ces jarres évoque cette volonté scrupuleuse de devenir pur parmi les purs, et par ses propres moyens, pour s’approcher au plus près des noces salutaires. Les jarres, faites de la dureté de la pierre et au nombre de six – symbole d’imperfection- n’ont servi à rien. La purification rigoureuse n’a pas garanti la réussite de la noce. A moins de se purifier encore et encore … vainement.
Le texte laisse planer un certain (et court) suspens à ce sujet lorsque Jésus demande aux serviteurs de remplir les jarres d’eau jusqu’au bord. Mais il n’y aura pas de purification. La joie des noces suppose du vin et non de l’eau. La joie des noces demande un don de Dieu débordant et non un effort surhumain.
Le vin de la grâce (2,8-10)
2 8 Il leur dit : « Maintenant, puisez, et portez-en au maître du repas. » Ils lui en portèrent. 9 Et celui-ci goûta l’eau changée en vin. Il ne savait pas d’où venait ce vin, mais ceux qui servaient le savaient bien, eux qui avaient puisé l’eau. Alors le maître du repas appelle le marié 10 et lui dit : « Tout le monde sert le bon vin en premier et, lorsque les gens ont bien bu, on apporte le moins bon. Mais toi, tu as gardé le bon vin jusqu’à maintenant. »
Puisez maintenant
Ce vin-là vient sans effort, et sans marchander. Il est donné sans contrepartie. Il n’y a pas eu de vendange, de foulage, de vinification, de patience et de rigueur. Il n’y a pas eu de vente ou de négociation. C’est le vin ‘gratuit’ de la Parole comme l’annonçait encore Isaïe :
Venez acheter du vin et du lait sans argent, sans rien payer. Pourquoi dépenser votre argent pour ce qui ne nourrit pas, vous fatiguer pour ce qui ne rassasie pas ? […] Écoutez, et vous vivrez. Je m’engagerai envers vous par une alliance éternelle. Is 55,1-3.
On peut souligner l’absence de gestes ou de formules occultes … Rien que des paroles ordinaires : remplissez … puisez… portez. Puis Jésus disparaît de la scène. Cette disparition n’est pas sans évoquer le destin de Jésus après sa Passion et sa Résurrection. Le récit évoque ainsi les signes et la Parole que le Christ a répandus, versés, tel un bon vin, durant sa vie terrestre et la mission des disciples après Pâques.
Le Christ se présente ainsi comme ce “bon vin” pour maintenant, un vin meilleur destiné à faire de nous ses hôtes réjouis. Il est la bonté et la nouveauté de l’époux attendu. Ce maintenant, que souligne l’énigmatique maître du repas, est celui de nos vies. Jésus vient changer nos mornes eaux en un vin de noces. Il vient remplir ce qui manque à nos vies. Ce vin essentiel et débordant se verse encore et toujours pour nous. Nous le goûtons à sa Parole, nous nous en réjouissons à son Repas, nous le partageons dans sa charité.
Tel fut le commencement (2,11-12)
2 11 Tel fut le commencement des signes que Jésus accomplit. C’était à Cana de Galilée. Il manifesta sa gloire, et ses disciples crurent en lui. 12 Après cela, il descendit à Capharnaüm avec sa mère, ses frères et ses disciples, et ils demeurèrent là-bas quelques jours.
La grâce e(s)t sa Gloire
Il s’agit bien d’un commencement qui n’est pas seulement chronologique. C’est le commencement d’un temps nouveau, temps de l’alliance nuptiale et eschatologique, que Jésus vient inaugurer. Pourtant, l’affaire est passée inaperçu. Sans bruit. Le récit ne montre aucune réaction des convives. La gloire est plus que discrète. Seuls les disciples ont saisi, car eux seuls sont dans la proximité de foi avec le Christ. Le récit des noces de Cana résume l’évangile qui va se poursuivre où les signes et la manifestation de sa gloire ne seront compris qu’après la passion, par ses plus proches disciples.
Dans l’évangile de Jean, cette gloire et cette heure évoquent la Passion. Père, l’heure est venue. Glorifie ton Fils afin que le Fils te glorifie prie Jésus avant son arrestation (Jn 17,1). Le signe de Cana nous renvoie à l’événement de la Croix où Jésus glorifie et révèle tout l’Amour du Père pour le monde.
Sa gloire est dans sa Parole, dans ce don gratuit qu’il nous fait. Sa gloire est dans cette présence nuptiale du Verbe fait chair (1,14) qui nous offre de participer gracieusement à ses noces messianiques. Il fait de nous, à la fois ces serviteurs missionnaires, ces invités réjouis et ces disciples comblés par la foi et demeurant auprès de lui.