Parallèles : Mt 14,13-21 | Mc 6,30-46 | Lc 9,10-17
La controverse précédente sur l’identité divine de Jésus s’est conclue par la mention dramatique de la volonté de supprimer Jésus. Cette fois, l’évangéliste nous fait parvenir, soudainement, en Galilée, avec le signe de la multiplication des pains et des poissons.
Introduction au chapitre 6
L’ensemble du chapitre 6 constitue une véritable parenthèse dans l’évangile selon Jean. On peut ainsi observer une rupture narrative dès le premier verset. Celui-ci situe l’action sur les rives du lac de Galilée, alors que, précédemment (5,2 et suiv.), nous étions encore à Jérusalem : Après cela, Jésus passa de l’autre côté de la mer de Galilée, le lac de Tibériade (6, 1). De plus, le début du chapitre suivant reprend le motif d’une volonté criminelle à l’encontre de Jésus ; motif observé au chapitre 5. Après cela, Jésus parcourait la Galilée : il ne voulait pas parcourir la Judée car les Juifs cherchaient à le tuer ( 7,1). Sans doute vaudrait-il mieux parler de digression que de parenthèse. La digression a pour fonction d’éclairer un discours, en prenant un sentier, soi-disant, détourné. Ainsi, l’ensemble de ce chapitre vient éclairer le discours précédent de Jésus concernant l’identité et la mission du Fils.
Organisation du chapitre
Le chapitre est constitué de trois sections : les signes de la multiplication des pains (6,1-15) et de la marche sur les eaux (6,1-21), suivi du discours dit du ‘pain de vie’ (6,22-59), et un dialogue entre Jésus et ses disciples (6,60-71). Le discours est encadré par deux événements et nous plonge dans une dramatique. Tout commence par un heureux miracle de pains et de poissons multipliés et se termine par les divisions et la défection de certains disciples : du rassemblement à l’abandon ; de la faim d’une foule à la foi des disciples.
La Galilée et la Pâque juive (6,1-5a)
Jn 6, 1 Après cela, Jésus passa de l’autre côté de la mer de Galilée, le lac de Tibériade. 2 Une grande foule le suivait, parce qu’elle avait vu les signes qu’il accomplissait sur les malades. 3 Jésus gravit la montagne, et là, il était assis avec ses disciples. 4 Or, la Pâque, la fête des Juifs, était proche. 5a Jésus leva les yeux et vit qu’une foule nombreuse venait à lui.
Deux regards
Ces premiers versets opposent deux regards. Le premier est celui de la foule qui suit Jésus parce qu’elle avait vu les signes miraculeux. Elle ne voit pas Jésus pour ce qu’il est mais pour ce qu’il a fait. L’autre regard est celui de Jésus. En levant les yeux au ciel pour voir cette foule, Jésus, du haut de cette montagne, se tourne vers le Père. Pour le dire autrement, le regard de Jésus rejoint celui du Père, il contemple selon le regard divin qui autrefois voyait la détresse de son peuple en Égypte (Ex 3,7) et leur offrait leur Pâque libératrice.
Le récit d’une multiplication de pains, suivi d’un miracle sur les eaux, se retrouve dans les évangiles de Marc (Mc 6,31-52) et Matthieu (Mt 14,13-33). Comme pour ce dernier, Jean lie situe sur la montagne. Il donne à la scène un cadre solennel : Jésus gravit la montagne, s’y assoie avec ses disciples. La montagne prend alors le caractère symbolique d’une rencontre avec Dieu, d’une épiphanie comme le laisse entendre la tradition vétérotestamentaire (Is 34,22 ) notamment lors de la rencontre du Sinaï (Ex 19,20.25). La proximité de la fête de Pâque suggère une telle interprétation.
C’est la seconde fois que, l’évangéliste mentionne cette fête (4,13-25). Mais le contexte est très différent. Nous ne sommes plus à Jérusalem mais sur les rives du lac de Tibériade. Si, au Temple, Jésus dispersait et chassait les marchands, ici l’évangéliste rassemble les foules autour de Jésus. Le lieu devient, dès lors, celui d’une nouvelle assemblée, comme si le Temple avait, déjà, perdu sa fonction.
Jésus et Philippe (6,5b-7)
6, 5b Il dit à Philippe : « Où pourrions-nous acheter du pain pour qu’ils aient à manger ? » 6 Il disait cela pour le mettre à l’épreuve, car il savait bien, lui, ce qu’il allait faire. 7 Philippe lui répondit : « Le salaire de deux cents journées ne suffirait pas pour que chacun reçoive un peu de pain. »
Mis à l’épreuve
Au-delà de la question prosaïque sur la nourriture, l’intervention de Jésus, auprès de Philippe, permet de soulever une autre question. En s’adressant à Philippe, Jésus interroge ses propres disciples. L’assemblée pourra-t-elle recevoir une nourriture du Christ ? Jésus questionne la foi de ses disciples comme l’indique la mention : Il disait cela pour le mettre à l’épreuve. Cette épreuve rejoint celles de Moïse et de son peuple au désert. Durant leur pérégrination, la faim, la soif, la crainte des combats, les querelles… éprouvent la fidélité des fils d’Israël envers Celui qui les guidait.
Ex 16, 4 Le Seigneur dit à Moïse : « Voici que, du ciel, je vais faire pleuvoir du pain pour vous. Le peuple sortira pour recueillir chaque jour sa ration quotidienne, et ainsi je vais le mettre à l’épreuve : je verrai s’il marchera, ou non, selon ma loi.
Cette référence à la manne (Ex 16) nous l’entendrons de manière plus explicite dans le discours du pain de vie. Pour l’heure, Jésus souhaite susciter la foi de ses disciples.
Jésus et André (6,8-10)
6, 8 Un de ses disciples, André, le frère de Simon-Pierre, lui dit : 9 « Il y a là un jeune garçon qui a cinq pains d’orge et deux poissons, mais qu’est-ce que cela pour tant de monde ! » 10 Jésus dit : « Faites asseoir les gens. » Il y avait beaucoup d’herbe à cet endroit. Ils s’assirent donc, au nombre d’environ cinq mille hommes.
Le garçon et les pains d’orges
La présence d’un jeune garçon et ses pains mettent en relief les différentes affirmations des disciples André et Philippe. Ce dernier comptait ce qui est nécessaire pour la foule, en heures de travail. André, quant à lui, souligne le ridicule de la situation en désignant un enfant et ses maigres biens : deux poissons et cinq pains d’orge, le pain des pauvres. Tout est petit et miséreux. Pourtant, ironiquement, tout est là. Car André a su voir ni le fort, ni le riche, mais l’enfant habituellement ignoré dans les affaires des grands. Le regard devient sain(t) quand il ne compte pas, mais quand, à l’image de Dieu et du Christ, il espère et fait place au faible et au fragile.
La présence de ce jeune garçon avec ses pains d’orge rappelle les miracles sur les pains réalisés par le prophète Élisée. En pleine famine, ce dernier nourrit l’assemblée des prophètes, avec l’aide de son serviteur (son garçon). Les parallèles avec notre passage sont nombreux :
2R 4, 42 Un homme vint de Baal-Shalisha et, prenant sur la récolte nouvelle, il apporta à Élisée, l’homme de Dieu, vingt pains d’orge et du grain frais dans un sac. Élisée dit alors : « Donne-le à tous ces gens pour qu’ils mangent. » 43 Son serviteur répondit : « Comment donner cela à cent personnes ? » Élisée reprit : « Donne-le à tous ces gens pour qu’ils mangent, car ainsi parle le Seigneur : On mangera, et il en restera. »
Le récit permet donc de présenter Jésus en continuité et en cohérence avec les Écritures, c’est-à-dire avec le dessein de Dieu. Jésus revêt ici la figure de Moïse (en référence à la manne) et celle d’Élisée, le successeur d’Elie. Sa mission n’est pas une rupture d’avec le judaïsme.
Le pain d’orge et l’herbe abondante
La référence aux pains d’orge, dont la moisson est plus précoce, renvoie les lecteurs aux offrandes d’action de grâce et de communion (Lv 23,17 ; Ex 23,19). A Cana (2,1-11), Jésus usait des jarres de purification, vides et inutiles, pour offrir un vin meilleur aux noces. Ici, selon le même principe, le pain d’orge cultuel sert à annoncer la véritable communion donnée par le Christ. Comme la piscine aux cinq colonnades (5,1-9) montrait son inefficacité à sauver face à la parole du Christ, ces cinq pains, incapables de nourrir une foule, sont multipliés par l’action du Christ, pour une nourriture surabondante. Il devient ici, une fois encore, le seul pourvoyeur de vie.
Sur l’herbe abondante
L’ensemble de la scène se déroule là où l’herbe est abondante, signe d’une prospérité nouvelle suscitée par le Seigneur : Tu fais pousser l’herbe pour les troupeaux, et les champs pour l’homme qui travaille. De la terre il tire son pain (Ps 103,14). La mention de l’herbe abondante vient souligner que le temps de l’herbe sèche est désormais révolu : mon cœur se dessèche comme l’herbe fauchée, j’oublie de manger mon pain (Ps 102,5). Ce pain et ces poissons, qui ajoutent une nouveauté, sont maintenant donnés.
Jésus et ses disciples (6,11-13)
6, 11 Alors Jésus prit les pains et, après avoir rendu grâce, il les distribua aux convives ; il leur donna aussi du poisson, autant qu’ils en voulaient 12 Quand ils eurent mangé à leur faim, il dit à ses disciples : « Rassemblez les morceaux en surplus, pour que rien ne se perde. » 13 Ils les rassemblèrent, et ils remplirent douze paniers avec les morceaux des cinq pains d’orge, restés en surplus pour ceux qui prenaient cette nourriture.
L’action du Christ
Dans le récit johannique, ce ne sont pas les disciples qui distribuent les pains et les poissons, mais Jésus lui-même. Lui seul donne et préside cette communauté rassemblée : ces, désormais, convives. Tous sont unis par lui. Lui seul agit pour nourrir son peuple comme autrefois Dieu au désert. Ce miracle des pains et des poissons multipliés reprend les termes mêmes d’une fraction du pain eucharistique : prendre, rendre grâce, distribuer ; des termes qui confèrent à la scène une dimension pascale. Jésus Christ se révèle le dispensateur d’une nouvelle manne.
La mention des restes vient montrer l’ampleur du miracle accompli. Celle-ci n’est pas seulement numérique : elle devient signe de cette révélation. La quantité de personne nourrie et la surabondance des restes rappellent le débordement qualitatif du vin à Cana : la grâce de Dieu surabonde (Rm 5,20). Mais bien plus, ces morceaux en surplus, font écho à l’accomplissement de la Parole du Seigneur, lu ci-dessus, en 2R 4,43 : On mangera, et il en restera. Ces restes représentent maintenant une nourriture qui demeure incorruptible, comme le fut la manne en surplus pour la célébration du sabbat.
Pourquoi vouloir rassembler l’excédent ?
Le miracle des pains et des poissons évoque l’épisode de la manne (Ex 17) et le miracle d’Élisée. Maintenant cette manne de pains et de poissons ne se perd plus, ne disparait plus. Elle comble ces douze paniers, signe de l’unité retrouvée du peuple de Dieu comme autrefois les douze tribus. Ainsi, la mission du Christ n’est pas seulement de rassembler autour de lui ‘pour qu’aucun ne se perde‘ (Jn 3,16, 6,27.39, 17,12 et 18,9 ) mais de renouveler le peuple par son action.
A la vue du signe (6,14-15)
6, 14 À la vue du signe que Jésus avait accompli, les gens disaient : « C’est vraiment lui le Prophète annoncé, celui qui vient dans le monde. » 15 Mais Jésus savait qu’ils allaient venir l’enlever pour faire de lui leur roi ; alors de nouveau il se retira dans la montagne, lui seul.
À cause des signes
Le signe, destiné à manifester la présence de Dieu au milieu de son peuple, comme autrefois dans le désert, permet à la foule d’opérer un déplacement. Ils avaient suivi Jésus à cause des signes (6,2) ; voyant en lui un thaumaturge ou, à la rigueur un prophète, parmi d’autres. Or voilà maintenant qu’ils le désignent comme le Prophète, un titre messianique. Ce Prophète acclamé fait référence à la parole de Moïse : c’est un prophète comme moi que le Seigneur ton Dieu te suscitera du milieu de toi, d’entre tes frères; c’est lui que vous écouterez (Dt 18,15).
Dans l’attente eschatologique juive de ce premier siècle, on attendait un nouveau Moïse, un messie véritable interprète de la Loi et libérateur des oppresseurs. Ici, au sein de la foule, cette figure d’un messie mosaïque se double d’une figure royale : ils allaient venir l’enlever pour faire de lui leur roi
La messianité de Jésus a pour eux un aspect plus politique qu’eschatologique, même s’il ne faut pas opposer ces deux aspects. Avec une certaine ironie, l’évangéliste anticipe déjà la Passion où l’on se saisira de Jésus qui manifestera pourtant sa royauté sur la croix, mais une royauté tout autre. Le don du pain anticipe déjà le don de sa vie. Le départ vers la montagne ne tient pas tant d’une fuite, que d’une volonté pour Jésus de rejoindre le dessein divin, cette montagne, et non le désir des hommes.
Ni roi, ni prophète
En rejoignant la montagne, où l’on se trouvait déjà, Jésus ne fuit pas la foule qui veut le faire roi. Il leur indique la voie, au sein de ce malentendu. La venue de l’envoyé du Père ne rejoint pas exactement leur attente. La montagne désigne le vrai Roi, créateur et sauveur : Dieu. De même la solitude de Jésus indique la pauvreté de son pouvoir. Il est sans arme, ni armée. Il n’est ni roi à l’image des hommes, ni même prophète comme Moïse au Sinaï ou Élie à l’Horeb. Il est Fils et Serviteur de Dieu, recevant tout du Père et se donnant à tous.
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Votre commentaire sur Jn 6,1-15 est magnifique. Vous m’offrez d’entrer dans l’intelligence des Écritures. Merci, merci.
La Bible est devenue mon livre de chevet. Ça change ma vie.
Merci pour votre témoignage.Je suis heureux que ce site vous permette de goûter à la profondeur des textes bibliques. UdP.
Mon père. Je ne peux pas vous lire sans avoir les larmes aux yeux. En vous lisant, je vois une fois de plus la profondeur, la subtilité et l’ amour qui se trouve dans la Bible. L’amour du Christ déborde, profuse, inonde. Et nous ne le voyons pas. Merci. In christo Rege.
Merci pour ce nouveau regard sur cet évangile.