5e dim. de carême (B) 12,20-33
La scène se situe à Jérusalem sitôt l’entrée triomphale de Jésus (12,12-19), à l’approche de la Pâque juive. Celle-ci représente une des fêtes de pèlerinage les plus importantes lors de laquelle de nombreux croyants juifs viennent de la Judée, de la Galilée mais aussi de la Diaspora. La présence de Grecs à l’occasion de cette fête n’a donc rien d’étonnant. Mais qui sont véritablement ces Grecs dont l’évangile fait mention ?
Des Grecs venus voir Jésus (12,20-22)
Jn 12, 20 Il y avait quelques Grecs parmi ceux qui étaient montés à Jérusalem pour adorer Dieu pendant la fête de la Pâque. 21 Ils abordèrent Philippe, qui était de Bethsaïde en Galilée, et lui firent cette demande : « Nous voudrions voir Jésus. » 22 Philippe va le dire à André, et tous deux vont le dire à Jésus.
Un contexte universel
Ces Grecs, demandant à voir Jésus, ne sont pas des païens venant de la Grèce actuelle. Le terme grec, dans les évangiles et les Actes des Apôtres, désigne deux catégories de personnes. Ces Grecs peuvent correspondre à des Juifs de la diaspora – de Rome jusqu’en Médie – qui ne s’exprimaient qu’en langue grecque, commune à tout le bassin méditerranéen. Mais l’expression ‘des Grecs’ peut convenir, aussi, à des gens d’origine païenne qui se sont convertis au Judaïsme (les prosélytes) ou qui, par leur foi, montrent un intérêt à l’égard du Judaïsme (les craignant-Dieu).
Le texte ne permet pas de préciser leur identité, et cette imprécision oblige à entendre la dimension universelle de leur présence. Ils ne représentent pas un groupe bien défini, mais à l’approche de cette dernière Pâque, ouvre le discours de Jésus (et bientôt sa Passion) à la dimension universelle du salut qu’elle soit géographique (ceux de la diaspora) ou ethnique (ceux qui ne sont pas issus du Judaïsme). La présence des Grecs permet de réentendre la remarque précédente des Pharisiens : « Vous voyez bien que vous n’arrivez à rien : voilà que tout le monde marche derrière lui ! (12,19). Tout le monde c’est-à-dire depuis les disciples de la première heure, jusqu’à ces derniers venant du Judaïsme grécisant.
André et Philippe
Quels qu’ils soient, nos Grecs s’adressent à deux disciples aux noms grecs : Philippe et André, tous deux de Bethsaïde (1,44), une région où la présence d’une population païenne est importante. Quels qu’ils soient, ces Grecs se situent dans la sphère du Judaïsme puisqu’ils sont venus adorer Dieu. L’évangéliste use, encore une fois, d’ironie. Venus adorer Dieu, ils cherchent Jésus ; et pour cela, ils s’adressent à ces deux disciples. Ces derniers nous renvoient au tout premier chapitre, lors duquel André et Philippe suivirent Jésus à son appel (1,39.43). Dans ce premier chapitre, André et Philippe sont aussi ceux qui sont allés trouver une autre personne : Képhas-Pierre et Nathanaël (1,41.45). Ces premiers disciples, préfigurations des communautés chrétiennes, sont désormais présentés comme les témoins nécessaires qui permettent une rencontre avec Jésus. Pourtant, cette rencontre ne se situera pas dans le ‘voir’ immédiat demandé par les Grecs : Nous voudrions voir Jésus.
Qui aime sa vie la perd (12,23-26)
12, 23 Alors Jésus leur déclare : « L’heure est venue où le Fils de l’homme doit être glorifié. 24 Amen, amen, je vous le dis : si le grain de blé tombé en terre ne meurt pas, il reste seul ; mais s’il meurt, il porte beaucoup de fruit. 25 Qui aime sa vie la perd ; qui s’en détache en ce monde la gardera pour la vie éternelle.26 Si quelqu’un veut me servir, qu’il me suive ; et là où moi je suis, là aussi sera mon serviteur. Si quelqu’un me sert, mon Père l’honorera.
L’Heure est venue
A la demande des Grecs, rapportée par nos deux disciples, la réponse de Jésus peut paraître inappropriée. Il n’est d’ailleurs plus question de Grecs, ni de voir. Ils ne verront pas donc pas Jésus, du moins pas de manière immédiate. Il leur faudra entendre la réponse via sa parole, donnée ici à ses disciples et témoins. Mais plus encore : Jésus nous renvoie à l’heure de la glorification du Fils de l’homme, qui dans l’évangile de Jean, désigne la Passion. L’évocation de cette dernière encadre l’ensemble de la réponse de Jésus : depuis le blé tombé en terre (v. 24 sq.) jusqu’à son élévation : quand j’aurai été élevé de terre (v .32). Ainsi la demande des grecs doit attendre l’heure de la croix pour « voir » Jésus à partir du témoignage de ses disciples.
Le blé en terre, une conversion missionnaire
La Passion de Jésus est ici présentée comme le lieu même de la révélation. L’évangéliste nous en donne déjà l’interprétation. La crucifixion ne sera pas un échec de la mission d’un nazaréen aux prétentions messianiques, mais le signe de l’amour du Fils, donné, livré, jusqu’au bout, au nom même du Père. L’image du grain de blé résume la portée salvifique de Jésus : il tombe en terre jusqu’à mourir, par amour, et pour porter du fruit, pour redonner vie.
Mais l’image du grain de blé a aussi une destination missionnaire. Nul ne peut comprendre, et voir, Jésus et sa mission, sans passer par la contemplation du mystère de la croix. Celle-ci devient le cœur du message et de la vie évangélique à faire retentir jusqu’aux Grecs. La communauté des disciples est invitée à suivre, à refléter, cet amour livré dans une attitude de service, loin de toute recherche de gloire personnelle. La vie des disciples devient ainsi la réponse au « voir Jésus » des Grecs.
Je l’ai glorifié et je le glorifierai encore (12,27-33)
12, 27 Maintenant mon âme est bouleversée. Que vais-je dire ? “Père, sauve-moi de cette heure” ? – Mais non ! C’est pour cela que je suis parvenu à cette heure-ci ! 28 Père, glorifie ton nom ! » Alors, du ciel vint une voix qui disait : « Je l’ai glorifié et je le glorifierai encore. » 29 En l’entendant, la foule qui se tenait là disait que c’était un coup de tonnerre. D’autres disaient : « C’est un ange qui lui a parlé. » 30 Mais Jésus leur répondit : « Ce n’est pas pour moi qu’il y a eu cette voix, mais pour vous. 31 Maintenant a lieu le jugement de ce monde ; maintenant le prince de ce monde va être jeté dehors ; 32 et moi, quand j’aurai été élevé de terre, j’attirerai à moi tous les hommes. » 33 Il signifiait par là de quel genre de mort il allait mourir.
Sauve-moi de cette heure
Le dialogue avec les disciples fait place maintenant à une théophanie discrète. Jésus prie le Père, en exprimant sa crainte et son trouble à l’approche de cette épreuve. L’évangéliste vient donc associer au mystère de la croix, celui de l’incarnation. Le Verbe fait chair et envoyé du Père n’est pas un pur esprit, ni un surhomme, qui s’offre sans crainte au supplice de la croix. Son trouble à l’approche de l’heure permet donc de donner toute sa valeur à la Passion. Il s’abandonne à la volonté du Père et abandonne tout pouvoir pour révéler ce Dieu-Père à qui il s’adresse. Jésus ne cherche pas à souffrir pour être davantage glorifié, mais à aimer jusqu’au bout (13,1) pour sauver.
La théophanie inaudible
Au sein de la foule de Jérusalem, une voix se fait entendre… que personne ne comprend, n’entend de manière claire, sinon le Christ et le lecteur. La parole du Père vient authentifier sa mission et sa Passion. Le Père ne se désolidarise en rien du Fils, l’accompagnant dans sa mission, jusqu’au bout. La croix n’est pas le signe de l’absence de Dieu – qui n’agit pas pour sauver son Messie – au contraire, par cette théophanie, elle exprime sa pleine communion avec le Fils, pour le salut. L’Heure de la Passion sera celle de la glorification, exprimant ainsi l’unité du Père et du Fils. Aussi, paradoxalement, l’évangéliste présente la croix comme la victoire définitive de Dieu sur le prince de ce monde, c’est-à-dire sur le mal, la haine. L’abaissement salvifique du Fils du Père s’oppose ainsi à la gloire recherchée, sans scrupules, par la société mondaine de l’époque.
Voir plus encore !
La théophanie, comme l’ensemble du passage, prépare le lecteur à la Passion prochaine. En reprenant les images et le vocabulaire du Ciel, de l’ange, de la descente en terre et cette élévation de terre, l’évangéliste répond à l’annonce faite à Nathanaël : Tu verras des choses plus grandes encore. […] Amen, amen, je vous le dis : vous verrez le ciel ouvert, et les anges de Dieu monter et descendre au-dessus du Fils de l’homme. (1,50-51). Les Grecs voulaient voir Jésus, ils verront donc plus encore, mais à la croix. Celle-ci, comme ce grain de blé tombé en terre, représente une élévation qui inaugure le temps du salut, dans laquelle s’inscrit la vie missionnaire de la communauté : quand j’aurai été élevé de terre, j’attirerai à moi tous les hommes. La Passion du Christ accomplit ainsi le rassemblement des nations attendues lors de l’avènement du Messie et Fils de l’homme.
Qui est donc ce Fils de l’homme ? (12,34-39)
12, 34 La foule lui répliqua : « Nous, nous avons appris dans la Loi que le Christ demeure pour toujours. Alors toi, comment peux-tu dire : “Il faut que le Fils de l’homme soit élevé” ? Qui est donc ce Fils de l’homme ? » 35 Jésus leur déclara : « Pour peu de temps encore, la lumière est parmi vous ; marchez, tant que vous avez la lumière, afin que les ténèbres ne vous arrêtent pas ; celui qui marche dans les ténèbres ne sait pas où il va. 36 Pendant que vous avez la lumière, croyez en la lumière : vous serez alors des fils de lumière. » Ainsi parla Jésus. Puis il les quitta et se cacha loin d’eux.
La lumière est parmi vous
A la question des Grecs (v.20-22) succède la réaction de la foule (v.34-39). Celle-ci refuse d’associer la croix à la figure messianique du Fils de l’homme. Effectivement, l’élévation sur la croix interroge et se heurte à la représentation habituelle du Messie. Le juge eschatologique envoyé par Dieu, le Fils de l’homme, est souvent, dans l’écriture, associé aux armées célestes et à la victoire de la Justice divine sur les exactions et méchancetés de certains. Comment la croix et la mort du Fils, pourraient-ils être signe de l’avènement des temps eschatologiques ? Leur question « Qui est ce Fils de l’homme ? » interpelle cette représentation : qui est ce Fils de l’homme qui serait élevé, jeté en terre.
Leur incompréhension est légitime et légitimée par Jésus. La croix est présentée comme une difficulté, une épreuve dans la foi du croyant. Elle demande une réelle conversion. Accorder tout crédit aux détracteurs de la croix serait se situer dans les ténèbres. Aussi, l’évangéliste invite ainsi à prolonger la marche aux côtés de Jésus dans cette passion qui va s’ouvrir avec le chapitre suivant. Celui qui avance vers sa Passion se présente comme la lumière, c’est-à-dire du côté du dessein de Dieu. Pourtant, Jésus se cache loin d’eux comme s’il laissait place à cette communauté de disciples, au cœur des chapitres suivants, et à son évangile.
Votre commentaire sur ces Grecs fixe bien les cadres de l’interprétation…
Comme souvent dans les Évangiles j’aimerais en savoir davantage sur leurs motivations et l’auteur n’en a rien dit. Pourquoi demandent-ils à voir Jésus ?
Pas d’accès direct possible ? D’ordinaire il n’y a pas d’intermédiaires entre le Maître et les gens du commun…
Philippe et André comme interprètes ? Gardes du corps ? Et leur demande a-t-elle abouti ? A qui s’adresse le Seigneur ?
Pas de réponse nette dans le texte…
Pourtant j’aime la méditation ouverte par les imprécisions de l’Évangéliste… Surtout que ce discours solennel du Christ en cette fin du chapitre 12 est crucial : l’heure qui n’était pas venue à Cana, a sonné… la preuve ? Une voix se fait entendre…
Pour nous… aussi…
Les » Grecs » n’ont pas été déçus