Après l’affirmation du JE-SUIS divin de Jésus (8,24), le discours s’adresse à un public différent : ceux qui croyaient en lui mais qui, pourtant, ne vont pas accepter ses paroles, ni sa mission. Le monde hostile à Jésus n’est donc pas seulement composé des responsables juifs de Jérusalem. Il inclut également, comme à Capharnaüm (6, 66), une partie de ceux qui le suivaient jusque-là.
Cette section se subdivise en trois parties (31-40 ; 41-47 ;48-59) qui relèvent de contestations successives envers la personne divine du Christ. Ces critiques, ici très dures, comme celles entendues dans les passages précédents, sont le reflet des débats au sein de la communauté johannique et avec le judaïsme de la synagogue.
La vérité vous rendra libre, si… (8,31-41)
Jn 8, 31 Jésus disait à ceux des Juifs qui croyaient en lui : « Si vous demeurez fidèles à ma parole, vous êtes vraiment mes disciples ; 32 alors vous connaîtrez la vérité, et la vérité vous rendra libres. » 33 Ils lui répliquèrent : « Nous sommes la descendance d’Abraham, et nous n’avons jamais été les esclaves de personne. Comment peux-tu dire : “Vous deviendrez libres” ? » 34 Jésus leur répondit : « Amen, amen, je vous le dis : qui commet le péché est esclave du péché. 35 L’esclave ne demeure pas pour toujours dans la maison ; le fils, lui, y demeure pour toujours. 36 Si donc le Fils vous rend libres, réellement vous serez libres. 37 Je sais bien que vous êtes la descendance d’Abraham, et pourtant vous cherchez à me tuer, parce que ma parole ne trouve pas sa place en vous. 38 Je dis ce que moi, j’ai vu auprès de mon Père, et vous aussi, vous faites ce que vous avez entendu chez votre père. » 39 Ils lui répliquèrent : « Notre père, c’est Abraham. » Jésus leur dit : « Si vous étiez les enfants d’Abraham, vous feriez les œuvres d’Abraham. 40 Mais maintenant, vous cherchez à me tuer, moi, un homme qui vous ai dit la vérité que j’ai entendue de Dieu. Cela, Abraham ne l’a pas fait. 41 Vous, vous faites les œuvres de votre père. » Ils lui dirent : « Nous ne sommes pas nés de la prostitution ! Nous n’avons qu’un seul Père : c’est Dieu. »
Vérité et liberté
Après Moïse et la Loi (7,11-53), c’est maintenant Abraham qui est principalement évoqué, en lien avec le thème de la vérité et de la liberté. La vérité, dont il est question, représente, non une simple véracité des propos, mais la Vérité même de Dieu. De même le concept de liberté, ou son contraire d’esclavage, doit s’entendre dans son acception théologique : Dieu libère de l’esclavage de l’idolâtrie.
Jr 5, 19 De même que vous m’avez abandonné pour servir (être esclave), dans votre pays, des dieux de l’étranger, de même vous servirez des étrangers dans un pays qui n’est pas le vôtre. »
Ps 105, 35 ils vont se mêler aux païens, ils apprennent leur manière d’agir. 36 Alors ils servent (sont esclaves de) leurs idoles, et pour eux c’est un piège.
Si vous demeurez fidèles à mes paroles
L’enjeu de la mission du Christ a pour objectif la Révélation divine (connaître la vérité) en vue du salut et de la délivrance (devenir libres). Or pour accéder à cette nouvelle identité, une condition est nécessaire : écouter, demeurer et être fidèles à ses paroles afin de devenir de ses disciples. Jésus se présente ainsi tel le révélateur de la Vérité de Dieu. Sa parole fait du vrai disciple, qui croit en lui, un être libre : libèré des fausses images idolâtres. Mais pour les croyants d’origine juive, présents au sein, ou à proximité, des communautés johanniques, de quoi auraient-ils besoin d’être libérés ? Ne connaissent-ils, par leur identité inscrite dans l’Alliance et la foi d’Abraham, la Vérité de Dieu. Non sont-ils pas déjà des disciples libres, fidèles, refusant de se prostituer aux idoles ?
Fils d’Abraham
En se réclamant du patriarche, les juifs, qui ont cru en Jésus, se réclament de l’Alliance, de l’élection divine. Cet héritage dans la foi en Dieu les a libérés de l’esclavage des idoles. Abraham représente ce premier patriarche qui a abandonné les divinités de ses pères pour se tourner vers le Dieu unique, à l’écoute de sa Parole. Eux, ses héritiers qui lui sont fidèles, ont-ils encore à se détourner des idoles ? Quelle conversion auraient-ils encore à vivre ? La réitération du motif de la condamnation à mort de Jésus permet d’éclairer ce propos. La crucifixion viendra bouleverser, voire contredire, la représentation du Messie et révéler, pleinement, en vérité, le visage de Dieu inaugurant les temps derniers. La contestation va croissante et cherche à opposer la révélation par le Christ à celle d’Abraham.
Votre père c’est le diable (8,42-47)
8, 42 Jésus leur dit : « Si Dieu était votre Père, vous m’aimeriez, car moi, c’est de Dieu que je suis sorti et que je viens. Je ne suis pas venu de moi-même ; c’est lui qui m’a envoyé. 43 Pourquoi ne comprenez-vous pas mon langage ? – C’est que vous n’êtes pas capables d’entendre ma parole. 44 Vous, vous êtes du diable, c’est lui votre père, et vous cherchez à réaliser les convoitises de votre père. Depuis le commencement, il a été un meurtrier. Il ne s’est pas tenu dans la vérité, parce qu’il n’y a pas en lui de vérité. Quand il dit le mensonge, il le tire de lui-même, parce qu’il est menteur et père du mensonge. 45 Mais moi, parce que je dis la vérité, vous ne me croyez pas. 46 Qui d’entre vous pourrait faire la preuve que j’ai péché ? Si je dis la vérité, pourquoi ne me croyez-vous pas ? 47 Celui qui est de Dieu écoute les paroles de Dieu. Et vous, si vous n’écoutez pas, c’est que vous n’êtes pas de Dieu. »
Si vous ne m’écoutez pas, vous n’êtes pas de Dieu
La réponse de Jésus oppose le verbe « aimer », qui prend son sens dans sa personne, au verbe « tuer » qu’il attribuait à ses détracteurs. De même, ceux qui s’enorgueillissaient d’être des descendants d’Abraham et fils du divin Père sont désormais désignés fils du diable. Jésus, ne l’oublions pas, s’adresse à ces Juifs qui ont cru en lui mais qui refuse cette révélation par la Croix. Car ce diable et père du mensonge annonce déjà la trahison, par l’un des siens, au moment de la Passion. C’est ce même diable (diabolos : celui qui éloigne des chemins de Dieu) qui mettra dans le cœur de Judas, fils de Simon l’Iscariote, l’intention de le livrer (13,2). Cette opposition au projet de Dieu, qui est vérité, libération et amour, est désignée sous les termes de diable, menteur et meurtrier : une opposition malfaisante que nous retrouverons du côté des ténèbres de la Passion (12,31 ; 14,30 ; 16,11). Face à la Parole de Dieu et Verbe fait chair (1, 14), se tient des propos de mensonge qui veulent nier la liberté de Dieu dans l’envoi du Fils. Face à la présence de Jésus, lumière du monde, se tient celui qui personnifie les ténèbres et l’absence de Dieu.
Samaritain et démon ? (8,48-59)
8, 48 Les Juifs répliquèrent : « N’avons-nous pas raison de dire que tu es un Samaritain et que tu as un démon ? » 49 Jésus répondit : « Non, je n’ai pas de démon. Au contraire, j’honore mon Père, et vous, vous refusez de m’honorer. 50 Ce n’est pas moi qui recherche ma gloire, il y en a un qui la recherche, et qui juge. 51 Amen, amen, je vous le dis : si quelqu’un garde ma parole, jamais il ne verra la mort. » 52 Les Juifs lui dirent : « Maintenant nous savons bien que tu as un démon. Abraham est mort, les prophètes aussi, et toi, tu dis : “Si quelqu’un garde ma parole, il ne connaîtra jamais la mort.” 53 Es-tu donc plus grand que notre père Abraham ? Il est mort, et les prophètes aussi sont morts. Pour qui te prends-tu ? » 54 Jésus répondit : « Si je me glorifie moi-même, ma gloire n’est rien ; c’est mon Père qui me glorifie, lui dont vous dites : “Il est notre Dieu”, 55 alors que vous ne le connaissez pas. Moi, je le connais et, si je dis que je ne le connais pas, je serai comme vous, un menteur. Mais je le connais, et sa parole, je la garde. 56 Abraham votre père a exulté, sachant qu’il verrait mon Jour. Il l’a vu, et il s’est réjoui. » 57 Les Juifs lui dirent alors : « Toi qui n’as pas encore cinquante ans, tu as vu Abraham ! » 58 Jésus leur répondit : « Amen, amen, je vous le dis : avant qu’Abraham fût, moi, JE SUIS. » 59 Alors ils ramassèrent des pierres pour les lui jeter. Mais Jésus, en se cachant, sortit du Temple.
J’honore mon Père
Comme leurs coreligionnaires de Jérusalem, les juifs, qui ont cru en lui, ne peuvent se libérer des représentations attendues, à vue humaine, du Messie et de l’avènement final du seul Dieu et Roi (8, 11-30). Pour ses détracteurs, Jésus est qualifié de samaritain (ne se conformant pas à l’orthodoxie supposée du judaïsme de Jérusalem) et d’avoir un démon. Ce faisant, ils l’accusent de s’opposer à Dieu ; une accusation qui rejoint, mais plus durement encore, celles des responsables juifs de Jérusalem qui le désignaient comme celui qui égare le peuple (7, 12.47).
Or la mort du Messie sur la croix demande une véritable révolution copernicienne dans la foi, surtout dans la foi juive. La victoire ne fera pas dans la gloire d’un combat de Dieu exprimant par son Christ toute la puissance céleste (Dn 7), mais par l’intronisation du crucifié « roi des juifs » qui honore son Père, par son amour livré jusqu’au bout. Cette conversion demandée ne s’oppose pas aux Écritures, ni à la foi portée par les patriarches. Au contraire, elle vient l’accomplir. Pour l’évangéliste, la présence du Christ Jésus vient éclairer, illuminer, l’écoute de la Torah (avec Moïse et Abraham) et des prophètes, qui conduisent à la Révélation du Père., source de Vie. Et de source et de Vie, il en sera encore question dans l’épisode suivant.
Avant qu’Abraham fut, moi, JE SUIS
Ainsi, Jésus vient affirmer qu’en lui, le Messie attendu depuis Abraham, Dieu inaugure les temps derniers. La résurrection du Crucifié ouvre les portes du shéol pour la résurrection des morts et le don de la vie éternelle, pour qui croit en lui, depuis Abraham jusqu’à l’aujourd’hui du croyant. En tant que Fils, préexistant à la création, il représente pleinement le « JE-SUIS » du Père. Il n’est pas seulement le messager provisoire, telle une tente, de sa parole, il est le temple de Sa Parole et de Sa Vie. Il est cette Parole qui se donne pour faire vivre et rendre libre. Il est Sa vie qui se livre pour offrir la liberté des enfants de Dieu. Évidement, une telle affirmation constitue un réel blasphème pour ces croyants Juifs au Dieu unique d’Abraham.
La sortie du Temple, sous la tentative de lapidation, annonce la Passion à venir. Jésus sort du Temple et se cache, se dérobe : il échappe à ses adversaires. Son destin n’appartient pas au monde hostile, mais attend l’heure de sa Révélation.