Contrairement aux autres évangélistes, Jean ne fait pas mention de l’institution de l’eucharistie préférant raconter, à l’occasion du dernier repas de Jésus, le geste du lavement des pieds.
L’évangéliste avait entrepris, plus tôt, un discours eucharistique après la multiplication des pains (6,24 sq). Cependant, le moment du lavement des pieds n’est pas sans lien avec la dimension eucharistique. Un lien qui va déployer en trois dons : celui de l’exemple du lavements des pieds (13,1-20), celui de la bouchée offerte à Judas (13,21-30) et celui du commandement de l’amour mutuel (13,31-38)
Un linge noué à la ceinture (13,1-5)
13, 1 Avant la fête de la Pâque, sachant que l’heure était venue pour lui de passer de ce monde à son Père, Jésus, ayant aimé les siens qui étaient dans le monde, les aima jusqu’au bout. 2 Au cours du repas, alors que le diable a déjà mis dans le cœur de Judas, fils de Simon l’Iscariote, l’intention de le livrer, 3 Jésus, sachant que le Père a tout remis entre ses mains, qu’il est sorti de Dieu et qu’il s’en va vers Dieu, 4 se lève de table, dépose son vêtement, et prend un linge qu’il se noue à la ceinture ; 5 puis il verse de l’eau dans un bassin. Alors il se mit à laver les pieds des disciples et à les essuyer avec le linge qu’il avait à la ceinture.
Le geste du lavement des pieds
À l’époque ce geste a plusieurs signification. Il sert bien sûr à nettoyer les pieds de la poussière des chemins, mais il est avant tout un signe d’hospitalité pour honorer un hôte. L’acte étant assez humiliant, il est généralement confié à un ou une esclave, un serviteur ou à l’épouse. Mais, ici, Jésus vient bouleverser les usages au point de heurter, plus loin, Pierre : Tu ne me laveras pas les pieds ; non, jamais !
La scène a lieu au milieu du repas et non au début. Difficile alors de le confondre avec un bain rituel. Ce faisant, ce geste ne peut plus être considéré comme un acte d’accueil mais vient donner sens à ce dernier repas. Il est en effet très rare de voir celui que l’on considère comme le Seigneur et le maître prendre la position humiliante de l’esclave. Cette posture est indigne au regard de tous. L’action de Jésus met en avant ce caractère d’abaissement, d’humilité, voire d’humiliation qu’il connaîtra bientôt lors de son procès et de sa crucifixion. L’évangéliste emploie d’ailleurs le même vocabulaire : Jésus dépose son vêtement comme il déposera, donnera, sa vie pour ses amis (15,13). Plus tard Pierre comprendra combien la mort humiliante de son Seigneur fut d’abord un don révélant tout l’amour du Père pour les siens.
C’est toi, Seigneur, qui me laves les pieds ? (13,6-11)
13, 6 Il arrive donc à Simon-Pierre, qui lui dit : « C’est toi, Seigneur, qui me laves les pieds ? » 7 Jésus lui répondit : « Ce que je veux faire, tu ne le sais pas maintenant ; plus tard tu comprendras. » 8 Pierre lui dit : « Tu ne me laveras pas les pieds ; non, jamais ! » Jésus lui répondit : « Si je ne te lave pas, tu n’auras pas de part avec moi. » 9 Simon-Pierre lui dit : « Alors, Seigneur, pas seulement les pieds, mais aussi les mains et la tête ! » 10 Jésus lui dit : « Quand on vient de prendre un bain, on n’a pas besoin de se laver, sinon les pieds : on est pur tout entier. Vous-mêmes, vous êtes purs, mais non pas tous. » 11 Il savait bien qui allait le livrer ; et c’est pourquoi il disait : « Vous n’êtes pas tous purs. »
Avoir part
Dans sa première intervention (v.6), Pierre refuse à Jésus le lavement des pieds : il ne comprend pas cette inversion des rôles qui fait du maître qu’il a suivi, un vulgaire serviteur, qui lui lave les pieds… Pierre en reste à une compréhension sociale du geste et n’a pas saisi encore la logique étonnante de la Passion vers laquelle Jésus tente de l’orienter. Si Jésus lave les pieds de ses disciples, il les invite, avec Pierre, à avoir part avec lui, et à recevoir ce geste comme un exemple à poursuivre. Il invite ses disciples à accueillir ce geste comme un don qui doit les entrainer à sa suite. La communauté des disciples doit vivre du Christ, se nourrir de sa vie, jusque dans l’abaissement et le service. Le geste du lavement des pieds vient rendre concret cette autre parole de Jésus : Aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés (15,12). Pierre ne pourra comprendre ce geste qu’à la lumière de la Croix où la vie du Christ prend tout son sens, révélant par sa Passion toute la mission qu’il a reçue du Père.
Par ce geste intime du lavement des pieds, Jésus prend avec lui (offre part) ceux qu’il aime jusqu’au bout. Comprendre le lavement des pieds, mais aussi la Passion et toute la vie du Christ, c’est être saisi par lui.
Pas seulement les pieds
Si, par ses premières interventions, Simon-Pierre avait compris ce geste tel un usage social d’hospitalité, cette fois-ci il semble en faire une approche rituelle : Alors, Seigneur, pas seulement les pieds, mais aussi les mains et la tête ! Il entend, maintenant, le lavement comme un acte de purification rituelle : des pieds à la tête. Pierre n’arrive toujours pas à comprendre la portée symbolique que la Croix éclaire. Le geste d’hospitalité n’est pas suffisant, il en demande plus : trop même. Il souhaite être lavé entièrement.
La réponse de Jésus ne se fait pas attendre : tous ses véritables disciples sont purs. Ils ont déjà été baignés dans la vie du Christ et l’accueil qu’ils ont fait de sa Parole (6,68-71). Ce lavement des pieds anticipe leur bain, leur plongée, dans la Passion de leur Seigneur. L’allusion à la prochaine trahison éclaire ce sens. Avoir part à la condition de disciple implique dès lors la foi en Celui qui va se révéler pleinement Fils à la croix. Par geste, Jésus offre à ses disciples d’être renouvelée par son abaissement, d’avoir part au Royaume du Messie crucifié. Cette implication sacramentelle et ecclésiale sera développée dans les versets suivants.
Comprenez-vous ce que je viens de faire pour vous ? (13,12-20)
13, 12 Quand il leur eut lavé les pieds, il reprit son vêtement, se remit à table et leur dit : « Comprenez-vous ce que je viens de faire pour vous ? 13 Vous m’appelez “Maître” et “Seigneur”, et vous avez raison, car vraiment je le suis. 14 Si donc moi, le Seigneur et le Maître, je vous ai lavé les pieds, vous aussi, vous devez vous laver les pieds les uns aux autres. 15 C’est un exemple que je vous ai donné afin que vous fassiez, vous aussi, comme j’ai fait pour vous. 16 Amen, amen, je vous le dis : un serviteur n’est pas plus grand que son maître, ni un envoyé plus grand que celui qui l’envoie. 17 Sachant cela, heureux êtes-vous, si vous le faites. 18 Ce n’est pas de vous tous que je parle. Moi, je sais quels sont ceux que j’ai choisis, mais il faut que s’accomplisse l’Écriture : Celui qui mange le pain avec moi m’a frappé du talon. 19 Je vous dis ces choses dès maintenant, avant qu’elles n’arrivent ; ainsi, lorsqu’elles arriveront, vous croirez que moi, JE SUIS. 20 Amen, amen, je vous le dis : si quelqu’un reçoit celui que j’envoie, il me reçoit moi-même ; et celui qui me reçoit, reçoit Celui qui m’a envoyé. »
Plus qu’un exemple
D’emblée Jésus, revenu à table, et donc à hauteur de ses disciples, offre une interprétation, cette fois plus ecclésiale. Le geste est offert aux disciples : pour vous. La phrase est importante : le geste n’est pas seulement une illustration ou une parabole, c’est un acte qui implique d’emblée la vie des disciples : ce que je viens de faire pour vous…. heureux êtes-vous, si vous le faites . Ce geste de Jésus vient redéfinir les relations entre Lui et les siens mais aussi entre les disciples. Le mot exemple est sans une traduction plutôt faible pour rendre compte de ce fait. En réalité le terme grec upodeigma ὑπόδειγμα traduit davantage l’idée de marque ou de modèle. Il ne s’agit pas, pour la communauté, de reproduire ce que Jésus à fait, mais d’être marqué, modelé, par sa vie et la croix. Celle-ci est définie ici comme le terme de l’accomplissement des Écritures. Le Maître et Seigneur, l’envoyé du Père, manifestera tout son amour et son salut sur la croix. C’est de cet amour livré que doit vivre maintenant les disciples de la communauté.
Pour vous
Aussi, Jésus vient redéfinir les termes de Maître et de Seigneur. Il ne renie, ni ne refuse ses titres ; il les vide de leur sens mondain, proche de celui de domination. Jésus est bien le maître-didascale qui offre un enseignement, comme il est aussi le Seigneur, proche de la Seigneurie divine. Cependant, il vient ici en révéler le véritable de sens à la lumière de sa vie et de sa Passion. Accueillir Jésus comme Maître et Seigneur demande d’accueillir son abaissement et le don de sa vie. L’identité des disciples de reçoit de ce mystère qui refuse toute domination violente les uns sur les autres. La vie de la communauté doit être imprégnée de ce don : Si donc moi, le Seigneur et le Maître, je vous ai lavé les pieds, vous aussi, vous devez vous laver les pieds les uns aux autres … afin que vous fassiez, vous aussi, comme j’ai fait pour vous.
Ce don oblige la communauté à vivre de lui, à vivre entre membres, à l’aune de cette inversion des valeurs de domination, pour devenir une autorité de service et d’amour mutuels. Tous sont serviteurs, tous donateurs de vie pour leurs frères. Le discours de Jésus insistera sur cet amour mutuel (13,31-38), un amour qui ira jusqu’à s’exprimer envers celui qui mangé le pain pour le frapper du talon (13,21-30).
La trahison annoncée
La Croix demeure l’horizon salvifique de la communauté, non pour la vivre ou la reproduire, mais pour en vivre et s’en nourrir. Jésus invite à manger le pain avec lui. Ce pain de vie (Jn 6) implique plus que la communauté de table : une réelle communion. La référence à celui qui, bien que mangeant le pain, frappe du talon (Ps 41,10), annonce bien sûr la prochaine trahison de Judas, mais également ces trahisons et désertions que va vivre la communauté johannique. Pourtant ni la croix, ni les épreuves n’arrêtent la manifestation de l’amour du Christ, comme nous le montrera le don de la bouchée à Judas.