Dans le récit de la nativité, que nous offre l’évangéliste Luc, la naissance de Jésus possède un caractère bien particulier. Elle situe « à part » comme le laisse entendre ce verset :
Lc 2, 7 Et elle mit au monde son fils premier-né ; elle l’emmaillota et le coucha dans une mangeoire, car il n’y avait pas de place pour eux dans la salle commune.
Loin de tout
Jésus naît, à part, dans la solitude et le silence. La naissance attendue du Messie, dans la ville de Bethléem, n’a rien de grandiose. Même les anges iront chanter, plus loin, dans les champs alentours. Jésus vient au monde, loin des palais et du Temple de Jérusalem, loin du domicile parental, mais pire encore, loin de la salle commune. Il n’y a pas de place pour lui, l’enfant nouveau-né.
Pas de place, mais pourquoi donc ?
Nous pourrions chercher, et surtout imaginer, les raisons de ce manque de place. Les animations et illustrations pour enfants ont déjà ouvert les pages de la légende. Le jeune couple frappe, de porte en porte, pour obtenir, en vain, l’hospitalité dans une ville submergée par le recensement. Enfin, le mépris de l’hôtelier, aux airs de Thénardier, les obligent à se réfugier dans l’étable d’à-côté. Le protévangile de Jacques, écrit apocryphe de la fin du 2ème siècle, quant à lui, fera naître Jésus avant son arrivée à Bethléem, dans une grotte non-loin. Nous pourrions continuer ainsi à trouver des explications. Il faut avouer que Luc est des plus laconiques sur cette affaire.
De Nazareth à Bethléem
Car tout aurait pu se passer ailleurs et autrement, s’il n’y avait eu ce recensement. Celui-ci sert de véritable prétexte et de contexte. Luc exagère un peu. Il y eut bien un recensement, en Syrie-Palestine, mais en l’an 7, Jésus est alors ado. De plus, le recensement n’exige nullement le déplacement en sa ville d’origine. Les romains ont une administration organisée et pragmatique : on est recensés en son domicile (Cf. commentaire biblique de Lc 2,1-21).
Luc déplace toute la famille, y compris l’épouse enceinte, depuis Nazareth au nord, jusqu’à Bethléem au sud de Jérusalem. Le recensement permet à l’évangéliste de souligner l’imposant et terrifiant pouvoir impérial de Rome sur toute la terre (2,1), et ironiquement, ce même recensement sert le dessein de Dieu. Jésus naîtra à Bethléem, ville de David, roi emblématique d’Israël et figure messianique. Pourtant, une fois encore, l’évangéliste va nous obliger à un autre déplacement.
De la salle commune à la mangeoire
Il nous faut oublier l’auberge. Bethléem est un petit bourg et, fort probablement, ne devait pas posséder d’établissement hôtelier. À l’époque, dans ces villages, les voyageurs logent chez l’habitant qui leur prête (ou leur loue) une couche et un repas. De plus, si l’on suit la logique de Luc, Joseph est ici « chez lui », en son clan.
Ils ont, certes, trouvé de quoi loger, mais la naissance de Jésus va tout bouleverser. La salle commune, en grec kataluma κατάλυμα, représente la salle principale, la pièce de vie servant au coucher comme au repas de tous les hôtes d’une maisonnée. Ce mot kataluma désigne, dans la Bible, soit une place, une demeure ou une salle, comme ici. Luc ne l’emploiera qu’une autre fois, lorsque, pour la cène, les disciples se réunissent à Jérusalem : Où est la salle (kataluma) où je pourrai manger la Pâque avec mes disciples ? (Lc 22,11). Cette salle commune est le lieu du rassemblement, de la convivialité, de la vie familiale. Pourtant, même là, il n’y a pas de place pour eux. La remarque est d’autant plus étonnant qu’elle suit, grammaticalement, la naissance de Jésus. Comme si, à cause de la naissance, la mère et l’enfant sont descendus dans la pièce attenante, un peu plus bas, servant au bétail.
Compté pour rien
L’enfant n’a donc pas de place. Il n’a pas sa place et, lors de ce recensement, est compté pour rien, couché dans un lieu servant aux animaux, à l’écart de son clan familial. L’abaissement est le plus total. Et pourtant, tel est bien l’avènement du Christ et Sauveur, dans l’évangile de Luc. Ni dans les lumières célestes, ni dans les ors des palais, ni dans l’encens d’une adoration, ni au milieu des chants de louange, mais dans la quasi-obscurité et le silence d’une étable. Il faudra attendre la voix des bergers méprisés pour que tous s’interrogent, mais sans s’émerveiller. Et tous ceux qui entendirent s’étonnaient de ce que leur racontaient les bergers. (Lc 2,18). Il faudra attendre, encore un peu, que Syméon voit en cet enfant fragile, la lumière des nations (Lc 2,32).
Pas de place pour eux dans la salle commune
Pourtant, cet enfant nouveau-né, sans place, compté pour rien, ne cessera de nous déplacer spirituellement et humainement. Ce sera le cas pour ses parents lors de sa fugue à Jérusalem (2,49), mais aussi de ses premiers disciples (Lc 5,1-11) ou même encore, après la Passion, sur les chemins d’Emmaüs (Lc 24).
Tandis que nous pouvons nous tenir, confortablement, dans l’entre-soi d’une salle commune, voici qu’en bas, se tient le Sauveur. Et pour le contempler aujourd’hui et le suivre demain, il faudra encore nous-mêmes être déplacés, y compris dans nos certitudes.
C’est dans l’en-bas de l’étable, sans pouvoir, qu’il se donne à voir et à vivre, au milieu de rien, des comptés-pour-rien. Au sein de cette humiliant dénuement, voici pourtant le véritable Sauveur, destinés en premier lieu à ces laissés-pour-compte : Il vous est né un sauveur.
À l’écart de la salle commune de Bethléem, se tient Celui qui nous réunit, dans la même humilité, au sein de cette autre salle commune, cénacle de la Passion, à l’écart des gardiens du Temple, et des abus de pouvoir, pour servir au mieux le dessein du Père et le salut du monde.
Effectivement, cela pourrait être une piste et je me permets de développer vos suggestions. Le mot berger, est utilisé dans la Bible, près de 100 fois, et de manières très diverses.
Les patriarches bergers (mais pas qu’eux)
La fonction de berger est attribuée à l’activité d’Abel (Gn 4,2), d’Abraham et Loth (Gn13,7, bergers en conflit), d’Isaac et Albimélek (Gn 13,20 en conflit aussi), Jacob et Laban (aussi en conflit Gn 30) et David (1S 16,11). Et, à ce propos, ce petit berger n’as pas été convoqué avec ses frères pour l’onction, signe aussi d’un certain mépris. Son père n’ayant pas jugé bon de l’appeler à la rencontre avec Samuel. Ces bergers désignent aussi ceux qui chassent les filles de Laban (sauvées par Jacob Gn29,8) ou les filles de Jéthro (sauvée par Moïse Ex 2,17).
L’activité pastorale n’est donc pas exclusivement liée à la figure du “bon” patriarche, ni même à celle d’Israël.
Les nombreux mauvais bergers
Certes, le berger est associé à la figure du guide (roi Jdt 11,19 ou prêtres) souvent d’ailleurs pour souligner leur incompétence, ou l’errance des brebis sans berger (1R 22,17). Les prophètes dénoncent, ainsi, la déliquescence des bergers-rois ou des bergers-prêtres : Jr 2,8; 6,3; 10,21; 12,11; 22,22; 23,1; 25,34 ; 50,6; 51,23 ; Ez 34,1-10; Za 10,3.3;11,8.15; Na 3,18 Am 3,12; Si 12,11…
Toutes ces occurrences montrent que la figure des bergers n’est pas toujours positives dans la Bible, comme l’illustre ce verset :
Jr 25,34 : Hurlez, bergers; criez au secours ! Roulez-vous par terre, maîtres des troupeaux. Pour vous, le temps est venu d’être égorgés. Vous serez dispersés et vous tomberez comme des récipients précieux.
Dieu berger
Le Seigneur (ou son Messie Ez 37,24) est alors attendu comme le seul qualifié pour devenir berger et guider son peuple, en lieu et place de ces prêtres et ces rois : Is 40,11; 63,11; Ez 34,11-16 (texte dont va s’inspirer l’évangéliste Jean pour la métaphore du bon berger, Jn 15). Il faut donc distinguer Israël de la figure du berger qui est le guide du peuple de Dieu, le troupeau.
Le bergers de Luc
D’un point de vue narratif, Luc les met en opposition avec les puissants (Lc 2,1-2). Ils sont dans la nuit, et aux champs. Et d’un point de vue sociologique, nous savons qu’ils représentent un groupe méprisé par les plus pieux en Israël. Ils rejoignent en cela la place du Sauveur nouveau-né, à l’écart, c’est à dire: écartés de la société. C’est davantage leur berger (Lc 15,6) que ceux, loin du troupeau, au désert (Lc 15,6), viennent rencontrer. Ce n’est pas ‘Israël’ en tant que tel que les bergers représentent, mais – et c’est une cohérence dans tout son évangile, cf Lc 4,22-30 – de celles et ceux qui n’ont plus à être exclus, bénéficiant désormais du Salut divin. Luc est très insistant sur cette universalité du salut, offer par le Christ, et qui dépasse la cadre du seul Israël.
Les pauvres en Israël
Les bergers sont donc davantage une catégorie sociale qui intègre aussi une population israélite que les prophètes et autres textes bibliques ont toujours défendus contre l’oppression des puissants. C’est en cela que je vous donne raison, ils peuvent représenter, ici, les pauvres en Israël qui espèrent le Sauveur de Dieu.
Ce lien entre ces bergers de Luc et une population exclue est attestée depuis les Pères de l’Église et les derniers commentaires de l’exégèse dont je me suis inspiré pour ces commentaires.
Merci pour votre réflexion qui m’a permis de précise ma pensée.
Bonjour, j’ai bien aimé votre commentaire, mais je me demande pourquoi il est de tradition chez nous de dire que les bergers étaient des gens méprisés… Il me semble que l’on pourrait y voir aussi l’image de tous les ancêtres juifs, qui furent presque tous des bergers (Abraham, Jacob, Moïse…) et que Jésus lui-même s’appellera le “bon berger”. Auquel cas, Luc voudrait nous dire que c’est Israël qui se déplace “voir” l’enfant et qui ensuite, “raconte” et les bergers repartent “en louant et glorifiant le Seigneur”. Beaucoup de verbes qui sont en pleine harmonie avec la mission d’Israël. Le message de Luc viendrait alors compléter celui de Matthieu qui, avec le récit des mages, nous dit que c’est nous, les non-juifs, qui venons de loin (à tout point de vue) pour adorer l’enfant. Qu’en pensez-vous ?
Merci !