Le passage de l’évangile, ici commenté, est la seconde partie de la prédication de Jésus à Nazareth que nous avons entendue précédemment. Nous sommes donc encore à la synagogue de ce petit village de Galilée où Jésus a été élevé.
Tous lui rendaient témoignage (4,22-23)
4, 22 Tous lui rendaient témoignage et s’étonnaient des paroles de grâce qui sortaient de sa bouche. Ils se disaient : « N’est-ce pas là le fils de Joseph ? » 23 Mais il leur dit : « Sûrement vous allez me citer le dicton : “Médecin, guéris-toi toi-même”, et me dire : “Nous avons appris tout ce qui s’est passé à Capharnaüm ; fais donc de même ici dans ton lieu d’origine !” »
Des paroles de grâce
Rappelons-nous que la présence de Jésus à Nazareth suit la mention de son retour dans la puissance de l’Esprit, et dont la renommée s’était déjà répandue dans toute la région de Galilée : « Il enseignait dans les synagogues, et tout le monde faisait son éloge » (Lc 4,14-15). Autrement dit, ses propos sont très attendus. Et le petit gars du pays surprend par ses paroles de grâce, c’est-à-dire cet aujourd’hui du salut divin proclamé précédemment.
Capharnaüm ?
Une phrase peut nous surprendre : Nous avons appris tout ce qui s’est passé à Capharnaüm. Que s’est-il passé à Capharnaüm ? Il n’est nullement fait mention de ce village, sinon après cet épisode, lorsque Jésus descendit à Capharnaüm, ville de Galilée, et il y enseignait, le jour du sabbat (4,31). L’évangéliste fait-il donc référence à un séjour que nous ignorons ou, plus probablement, anticipe-t-il déjà, afin de nous y préparer, à la venue de Jésus en cette ville ?
La prédication de Jésus à la synagogue de Nazareth joue effectivement un rôle programmatique. Les signes du Royaume, s’ils rejoignent la parole d’Isaïe, se confronteront aussi à une opposition, qui nous est présenté ici. Cet épisode permet ainsi de mieux comprendre ce qui se passera à Capharnaüm et « ailleurs ». Car la réflexion du public de la synagogue joue sur cette opposition entre ici (la synagogue de Nazareth) et ailleurs (Capharnaüm).
N’est-il pas le fils de Joseph ?
C’est à ce moment que ce joue le tournant du passage. « N’est-il pas le fils de Joseph ? » Derrière cette expression il faut comprendre, non pas une contestation de sa généalogie divine ou messianique, mais la fierté ou l’orgueil que ce Jésus-là est bien « de chez nous », à nous et donc pour nous… C’est ainsi que le récit pointe cette mainmise sur Jésus, lorsque ce dernier évoque l’adage du médecin et met à jour la pensée de ses auditeurs : « Fais donc de même, ici, dans ton lieu d’origine.«
Les Nazaréens pensent connaître Jésus, et se l’accaparent. Ce Jésus devrait faire quelques miracles et agir pour les siens, ses plus proches… et cela en premier. Il en va d’ailleurs de la foi comme de la vie. Lorsque sont annoncées des bonnes nouvelles, politiques, religieuses ou sociales, notre première idée est de « calculer » ce que, personnellement, ces mesures, ces idées peuvent nous rapporter ou nous coûter. Ensuite, éventuellement on se posera la question d’un possible bien commun pour les autres … surtout s’ils sont comme moi. Mais si une mesure n’est favorable qu’à d’autres, bien différents, l’affaire devient vite sujet à susceptibilité…
Aucun prophète dans son pays (4,24-27)
4, 24 Puis il ajouta : « Amen, je vous le dis : aucun prophète ne trouve un accueil favorable dans son pays. 25 En vérité, je vous le dis : Au temps du prophète Élie, lorsque pendant trois ans et demi le ciel retint la pluie, et qu’une grande famine se produisit sur toute la terre, il y avait beaucoup de veuves en Israël ; 26 pourtant Élie ne fut envoyé vers aucune d’entre elles, mais bien dans la ville de Sarepta, au pays de Sidon, chez une veuve étrangère. 27 Au temps du prophète Élisée, il y avait beaucoup de lépreux en Israël ; et aucun d’eux n’a été purifié, mais bien Naaman le Syrien. »
D’Élie à Naaman
La réponse est claire. Jésus rappelle que dans l’histoire du salut, les prophètes, porteurs de la Parole du Seigneur, n’ont que rarement été bien accueillis par le peuple de l’Alliance, premier destinataire. Le message des prophètes dérange tant que beaucoup seront persécutés. C’est un premier point. Mais Jésus ne s’arrête pas à cette difficulté. Il va encore plus loin en tirant des Écritures des passages liés à deux prophètes : Élie et la veuve de Sarepta (1R 17,7-16) puis Élisée et le général syrien Naaman (2R 5,1-27). Bien évidemment à travers la veuve et Naaman, ce sont les figures de l’étranger qui sont soulignées.
Un salut universel
Ces deux personnages non-juifs bénéficient de la grâce de Dieu qui les sauve de la famine et de la lèpre… alors que d’autres, pourtant juifs, souffraient des mêmes maux.
Ces deux personnages d’ailleurs sont aussi étrangers l’un à l’autre. D’un côté, une pauvre femme veuve phénicienne criant famine et attendant la mort avec son enfant, et de l’autre un homme syrien, riche officier, proche du pouvoir, mais (simplement) lépreux1. Le salut universel ne dépasse donc pas seulement la limite d’une frontière nationale et religieuse, mais aussi celle des catégories sociales. Ainsi, la parole de grâce de Jésus n’est pas, en soi, une nouveauté qui récuserait la Parole de Dieu. Au contraire, Jésus s’inscrit dans le dessein du Seigneur.
Abaissement et gratuité
Plus encore, derrière ces deux passages nous pouvons pointer la gratuité et le dénuement nécessaires pour accueillir ce temps favorable, l’aujourd’hui de la grâce de Dieu. En effet, la veuve de Sarepta est celle qui accepte, sans contrepartie, de partager le peu qui lui reste à (et pour) vivre avec ce prophète juif nommé Élie. Élie qui, sur la Parole de Dieu, a dû lui aussi passer la frontière pour loger chez une femme païenne. De même le général syrien devra quitter son pays pour rencontrer Élisée. Mais aussi (et surtout) quitter son orgueil et faire tant de kilomètres pour se plonger dans un ruisseau ridicule nommé Jourdain. Abaissement et gratuité que l’on retrouve aussi chez Élisée qui refusera tout salaire et tout cadeau en paiement de la guérison de Naaman.
Ni la veuve, ni le général ne méritaient un tel salut. L’action divine en leur faveur fut entièrement gratuite. Ils ont accueilli, par les prophètes, la Parole du Seigneur, dans l’humilité, qui les a fait revivre, eux des étrangers, elle une veuve païenne, lui un général du pays occupant.
Passant au milieu d’eux (4,28-30)
4, 28 À ces mots, dans la synagogue, tous devinrent furieux. 29 Ils se levèrent, poussèrent Jésus hors de la ville, et le menèrent jusqu’à un escarpement de la colline où leur ville est construite, pour le précipiter en bas. 30 Mais lui, passant au milieu d’eux, allait son chemin.
Jésus sorti de Nazareth
Foutu fils de Joseph qui annonce aux Nazaréens qu’ils ne sont pas prioritaires dans le salut malgré leur appartenance commune. Foutu fils de Joseph qu’il les prive de ses miracles en les faisant ailleurs qu’en leur patrie. Foutu fils de Joseph, foutu, perdu, déjà condamné à mort.
Le récit anticipe ainsi la Passion de Jésus, hors de la ville, mais aussi sa Pâque, sa résurrection. Mais lui, passant au milieu d’eux, allait son chemin. Au cœur même d’un lynchage, Jésus se fraie un passage dans les eaux mortifères de cette révolte, comme hier Moïse et le peuple hébreu traversaient la mer des Joncs (Ex 14). Et le chemin de salut se poursuit … pour d’autres qui l’accueilleront avec plus d’hospitalité. Rien n’arrête la Parole de Dieu.
Jésus, sa nation, les nations
À travers ce récit l’évangéliste Luc pointe plusieurs éléments. Il pose ici une question qui reflète la situation du christianisme à son époque et qui commence à se distinguer du judaïsme de la synagogue. Si Jésus est le Messie pourquoi les gens de sa nation ne l’accueillent-ils pas ? Et Luc soulève la question parallèle : pourquoi les païens bénéficieraient-ils aussi, voire en premier, du salut d’un Messie juif ? Ce passage relève plus fondamentalement de l’attitude croyante et questionne la foi dans l’aujourd’hui du lecteur.
Car parler d’un Salut universel ne se résume pas à exprimer naïvement que Dieu, en Jésus, vient sauver tout le monde (dont moi et en premier s’il vous plait) mais qu’il vient en appeler et sauver d’autres auxquels je n’aurais jamais pensé tant je les ignore ou dont la situation ne m’apparaissait ni urgente ni vitale. Jésus ouvre à des horizons et, bientôt, à des profondeurs (Lc 5) encore méprisés. C’est l’inouï de la Bonne Nouvelle et l’inattendu de la Grâce qu’il reste encore à découvrir.
- Le terme de lèpre peut s’entendre pour toute maladie de peau. Par la qualification de « simplement » j’entends juste souligner la distinction entre danger de mort imminent pour la veuve et la longue maladie de Naaman ↩︎