Donnez-leur vous-mêmes à manger (Lc 9,10-17)

Parallèles : Mt 14,13-21 | Mc 6,30-44 | Jn 6,1-15

Saint Sacrement (C)

Le miracle de la multiplication des pains est sans doute le plus lu dans le Nouveau Testament. On le trouve en effet dans les quatre évangiles. Il est même doublé dans les œuvres de Marc (Mc 6,34-44 ; 8,1-9) et de Matthieu (Mt 14,14-21 ; 15,29-39). Soient six récits avec ceux de Luc et de Jean (Jn 6,1-15). Il serait plus juste de parler ainsi des multiplications des pains.

Cependant, si les récits sont assez parallèles, Matthieu et Luc, puisant dans la tradition de Marc, ont aussi leur caractère propre. Il serait intéressant d’étudier ces passages de manières synoptiques mais nous nous contenterons de souligner ce qui caractérise la version de Luc. Ce dernier se distingue surtout par son contexte narratif et quelques petites différences mais qui peuvent nous aider à éclairer le sens du récit lucanien.

Remise des clefs à saint Pierre, Ingres, 1820

Qui est cet homme ?

Luc reprend la chronologie de Marc en plaçant la multiplication des pains après deux épisodes : l’envoi des Douze en mission (9,1-6.10) et l’interrogation d’Hérode à propos de Jésus (9,7-9). Cependant, contrairement à Marc, il ne rapporte repas la mort du baptiste victime du stratagème d’Hérodiade (Mc 6,19-28). Luc préfère mettre en scène Hérode s’interrogeant sur Jésus : Qui est cet homme dont j’entends dire de telles choses ? Et il cherchait à le voir. (9,9). De même, Luc se distingue des autres évangélistes en faisant suivre immédiatement le récit de la multiplication pains par la confession de foi de Pierre : ‘tu es le Christ de Dieu’ (9,17-21) et non par la marche sur les eaux.

Le règne de Dieu

Chez Luc la multiplication des pains est donc encadrée par deux questions. Celle d’Hérode : Qui est cet homme ? et celle de Jésus à ses disciples : Pour vous qui suis-je ? La réponse croyante de Pierre envers le Christ sera donc éclairée par ce miracle sur les pains et les poissons. La foi du disciple naît de l’action de Jésus en faveur de la Bonne Nouvelle comme l’a souligné le récit de la mission des Douze. Seul Luc, en effet, mentionne Jésus envoyant les Apôtres proclamer le règne de Dieu (9,2). Les guérisons qui accompagnent leur mission (9,2.11) suggèrent que l’avènement de ce règne a déjà commencé. La restauration physique des malades est le signe de la victoire de Dieu sur le Mal. Cette victoire constitue une réponse à l’interrogation d’Hérode sur ces choses-là.

Ainsi, identité de Jésus, Christ de Dieu, et avènement du règne de Dieu sont liés par le récit de ce miracle qu’ils encadrent. Ce passage permet donc de comprendre que par Jésus, le Christ de Dieu, advient déjà le règne. D’autant que ce dernier est le cœur de la prédication de Jésus à la foule qu’il va nourrir : il leur parlait du règne de Dieu et guérissait ceux qui en avaient besoin. (9,11) Christ et règne ne font qu’un. Cependant, il importe que les Douze et les disciples (et les lecteurs) le comprennent par eux-mêmes.

Alexandre Ivanov 1850

Dans un endroit désert (9,10-12)

9, 10 Quand les Apôtres revinrent, ils racontèrent à Jésus tout ce qu’ils avaient fait. Alors Jésus, les prenant avec lui, partit à l’écart, vers une ville appelée Bethsaïde.11 Les foules s’en aperçurent et le suivirent. Il leur fit bon accueil ; il leur parlait du règne de Dieu et guérissait ceux qui en avaient besoin. 12 Le jour commençait à baisser. Alors les Douze s’approchèrent de lui et lui dirent : « Renvoie cette foule : qu’ils aillent dans les villages et les campagnes des environs afin d’y loger et de trouver des vivres ; ici nous sommes dans un endroit désert. »

Renvoie cette foule

Si les Apôtres encadrent le récit de la multiplication des pains et des poissons, ils en sont aussi le centre. C’est d’abord à eux que ce miracle s’adresse. Il permettra à Pierre, au nom de tous, de professer bientôt sa foi (9,20-22). Tout comme Hérode, les Douze manifestent d’abord une incompréhension face à la remarque de Jésus : Donnez-leur vous-mêmes à manger. Notons que les Apôtres n’ont aucun mépris envers la foule rassemblée qui avait suivi Jésus. Au contraire, ils font preuve de bienveillance à leur encontre : Renvoie cette foule : qu’ils aillent dans les villages et les campagnes des environs afin d’y loger et de trouver des vivres ; ici nous sommes dans un endroit désert. Leur remarque est logique dirions-nous : le jour commençait à baisser, la nuit amène le froid et la foule a suivi Jésus ici sans bagage ni nourriture. On ne peut raisonnablement les laisser ici, souffrir et de faim et de froid.

Miracle des pains et des poissons, Giovanni Lanfranco, 1630

Donnez-leur vous-mêmes à manger (9,13-14)

9, 13 Mais il leur dit : « Donnez-leur vous-mêmes à manger. » Ils répondirent : « Nous n’avons pas plus de cinq pains et deux poissons. À moins peut-être d’aller nous-mêmes acheter de la nourriture pour tout ce peuple. » 14 Il y avait environ cinq mille hommes. Jésus dit à ses disciples : « Faites-les asseoir par groupes de cinquante environ. » 15 Ils exécutèrent cette demande et firent asseoir tout le monde. 16 Jésus prit les cinq pains et les deux poissons, et, levant les yeux au ciel, il prononça la bénédiction sur eux, les rompit et les donna à ses disciples pour qu’ils les distribuent à la foule. 17 Ils mangèrent et ils furent tous rassasiés ; puis on ramassa les morceaux qui leur restaient : cela faisait douze paniers.

Ils exécutèrent cette demande

Le jour baisse, la prédication de Jésus a pris fin et la foule a bénéficié de ses guérisons. Tout pourrait se terminer ici, jusqu’à un autre jour. Mais l’avènement du règne de Dieu ne craint pas la nuit. Ce qui va se mettre en œuvre demeure dans la continuité de l’attitude du Christ, qui voyant les foules, leur fit bon accueil (9,11). Cet accueil se poursuit et se poursuivra par l’agir du Christ mais aussi par celui des Douze : Donnez-leur vous-mêmes à manger. À l’action de Jésus est maintenant associée l’action de ses disciples. C’est bien le règne qui advient lorsque qu’à partir de ces cinq pains et deux poissons, Jésus nourrit une foule entière. L’évocation de la bénédiction et de la fraction anticipe d’une certain manière la Cène eucharistique précédant la Passion. Le Christ manifeste le don de Dieu fait à tous ceux qu’ils l’ont suivi.

Vous-mêmes

Chez Luc, particulièrement, cet avènement du règne ne peut advenir sans la mission des Apôtres. Ils ne sont pas extérieurs au Royaume qui advient, ils en sont ici le signe visible et agissant. Donnez-leur vous-mêmes à manger. L’ordre de mission est clair : manifester le don gratuit de Dieu, le temps nouveau de l’évangile et être les témoins vivants de la grâce du Christ et du Règne auprès de la foule.

Auprès des Apôtres, la foule a trouvé les vivres du Christ. Mais où trouveront-ils leur logement ? On se souvient qu’à la vue des foules qui le suivent, Jésus leur fit bon accueil (9,11). Or cet accueil se poursuit jusque dans ce jour qui baisse. Les villes et les villages, le monde, ne seront pas leur lieu de refuge ou de salut mais le règne de Dieu qui advient pour eux. Ils y trouveront nourriture mais aussi lieu de repos et de vie. Le Christ, en sa parole et sa vie donnée, est cette nourriture et cette demeure.

Multiplication des pains, Saint Apollinaire, Ravenne, VI°s.

Faites-les asseoir

On passe trop vite sur ce second ordre de mission de Jésus à ses Apôtres : Faites-les asseoir par groupes de cinquante environ (9,14). On comprend que faire asseoir la foule, constitue une manière de la faire demeurer en cet endroit soi-disant désert. Au dispersement suggéré par les Douze, renvoie cette foule, Jésus répond par le rassemblement : faites-les asseoir par groupe. La mission des Apôtres est donc non de disperser mais rassembler ceux qui ont suivi Jésus, non autour d’eux, mais à sa Parole et à sa vie offerte. Le mot grec pour groupe (κλισία, klisia) désigne précisément un espace où des individus peuvent prendre place et s’allonger pour le repos ou pour le repas.

Cependant pourquoi les regrouper par cinquante ? Ce chiffre pourrait évoquer la taille moyenne des communautés chrétiennes. Dans le monde gréco-romain de l’évangéliste, les chrétiens se rassemblaient dans une maison pour célébrer et partager la cène du Seigneur. Or ces habitations ne pouvaient contenir près de cinquante personnes, pour les plus grandes d’entre elles. Ces groupes de cinquante évoqués par Luc représentent ces maisons ecclésiales rassemblées autour du Christ par ses Apôtres.

Peuple du Royaume

Dans notre récit la foule n’est plus une foule. Elle est devenue le peuple (9,13) expression propre à Luc dans les récits de multiplication des pains et des poissons. Le miracle de Jésus ne tient pas seulement à cette nourriture multipliée, mais à l’association des Apôtres à l’avènement du règne et à la constitution des foules en un peuple.

Les douze paniers restants, nombre évoquant – comme pour les Apôtres – les douze tribus d’Israël sont ainsi le signe que le règne de Dieu porte du fruit en abondance, non plus seulement du fait des Apôtres, mais de ce peuple de Dieu, peuple du royaume, constitué sur la parole du Christ, et qui déborde en grâce. La parole du Christ fait naître les Douze à leur mission : être les serviteurs de l’Église en ces communautés. Car c’est, in fine, celles-ci que le règne vient féconder. En effet, ce surplus de pains et de poissons, provient de ce nouveau peuple, comme le suggère le verset de l’évangile : on ramassa les morceaux qui LEUR restaient : cela faisait douze paniers.

Si, hier, Hérode cherchait à voir Jésus (9,9), il est désormais « visible » dans le règne et le Christ de Dieu que manifestent et son peuple et ses serviteurs : les Apôtres.

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