Parallèles : Mt 12,22-27 | Mc 3,22-27
Le passage suivant offre un contraste saisissant avec la péricope précédente sur le Notre Père. Alors, que Jésus parlait de prière au Père et du don de l’Esprit Saint, le voici soupçonné d’être au service de Béelzéboul et de démons. Pour beaucoup, l’action du Christ ne permet pas d’y reconnaître les signes probants de la venue de l’Esprit Saint manifestant le règne de Dieu.
L’épisode ouvre une série de débats, avec cette génération ou les pharisiens, permettant à Jésus de fonder sa mission eschatologique et d’appeler à une réelle conversion à ce règne de Dieu bien présent.
Admiration, suspicion (11,14-16)
11, 14 Jésus expulsait un démon qui rendait un homme muet. Lorsque le démon fut sorti, le muet se mit à parler, et les foules furent dans l’admiration. 15 Mais certains d’entre eux dirent : « C’est par Béelzéboul, le chef des démons, qu’il expulse les démons. » 16 D’autres, pour le mettre à l’épreuve, cherchaient à obtenir de lui un signe venant du ciel.
Des démons et des signes
L’admiration des foules suscite aussi la méfiance. Les uns contestent, derrière cet exorcisme, une œuvre de Dieu. Ils voient dans cet exploit miraculeux une ruse maléfique. Jésus agit-il au nom du Père, offrant l’Esprit Saint ou bien, est-il un opposant au dessein divin que symbolise Béelzéboul1 ? D’autres minimisent l’action du Christ. La venue du Règne n’implique-t-elle pas des signes plus grands et plus merveilleux que de simples guérisons ou exorcismes ? Dans les deux cas, la présence et l’action du Christ ne sont pas accueillies ou regardées comme la manifestation du règne de Dieu. Les uns condamnent une action démoniaque, les autres exigent des signes célestes et probants.
Si c’est par Béelzéboul (11,17-20)
11, 17 Jésus, connaissant leurs pensées, leur dit : « Tout royaume divisé contre lui-même devient désert, ses maisons s’écroulent les unes sur les autres. 18 Si Satan, lui aussi, est divisé contre lui-même, comment son royaume tiendra-t-il ? Vous dites en effet que c’est par Béelzéboul que j’expulse les démons. 19 Mais si c’est par Béelzéboul que moi, je les expulse, vos disciples, par qui les expulsent-ils ? Dès lors, ils seront eux-mêmes vos juges. 20 En revanche, si c’est par le doigt de Dieu que j’expulse les démons, c’est donc que le règne de Dieu est venu jusqu’à vous.
Le règne de Dieu est venu
Jésus répond d’abord à ceux qui voient en lui un guérisseur démoniaque. La réponse est assez claire : si Jésus est serviteur de Béelzéboul pourquoi chasserait-il les démons ? Ceux qui en font autant, parmi ses détracteurs, exerceraient-ils alors sous la même influence maléfique ? En réponse aux seconds, qui attendent des signes plus merveilleux et plus probants, Jésus avance que ce simple exorcisme est déjà le signe de la venue du règne de Dieu.
Bien plus, l’usage de l’expression doigt de Dieu, chez Luc, n’est pas anodin. Elle se retrouve, seulement, en trois endroits dans la Bible. Dans le livre de l’Exode, elle est prononcée par les magiciens de Pharaon mis en échec par les plaies du Seigneur : Ex 8,15 Les magiciens dirent alors à Pharaon : « C’est le doigt de Dieu ! » Mais Pharaon s’obstina ; il n’écouta pas Moïse et Aaron, ainsi que l’avait annoncé le Seigneur. Moïse a ainsi opéré, au nom du Seigneur, des signes qui pourtant ne suscitèrent pas l’adhésion de Pharaon. En deux autres endroits (Ex 31,18 ; Dt 9,10), le doigt de Dieu écrit sur les tables de la Loi. Ainsi l’expression est associée à la figure de Moïse : celui que Dieu a envoyé pour sauver son peuple de la servitude, mais qui, pourtant, eut du mal à se faire entendre de Pharaon, comme aussi de son peuple lors l’exode. Ainsi, comme au temps de Moïse, Jésus inaugure la venue du règne de Dieu au milieu des contestations. Et pourtant, comme au temps de Moïse, et mieux encore, le combat trouvera une issue favorable et salvatrice.
L’homme fort (11,21-26)
11, 21 Quand l’homme fort, et bien armé, garde son palais, tout ce qui lui appartient est en sécurité. 22 Mais si un plus fort survient et triomphe de lui, il lui enlève son armement auquel il se fiait, et il distribue tout ce dont il l’a dépouillé. 23 Celui qui n’est pas avec moi est contre moi ; celui qui ne rassemble pas avec moi disperse. 24 Quand l’esprit impur est sorti de l’homme, il parcourt des lieux arides en cherchant où se reposer. Et il ne trouve pas. Alors il se dit : “Je vais retourner dans ma maison, d’où je suis sorti.” 25 En arrivant, il la trouve balayée et bien rangée. 26 Alors il s’en va, et il prend d’autres esprits encore plus mauvais que lui, au nombre de sept ; ils entrent et s’y installent. Ainsi, l’état de cet homme-là est pire à la fin qu’au début. »
Celui qui n’est pas avec moi, est contre moi
Dans une péricope précédente, nous avons entendu à peu près la même rhétorique : 9,50 qui n’est pas contre vous est pour vous. Mais ici, les propositions sont inversées et concernent la personne même du Christ dans son combat pour le Règne : Celui qui n’est pas avec moi est contre moi. L’affirmation ne concerne pas la communauté des disciples : il s’agit de, véritablement, se prononcer pour le Christ, dans ce contexte de contestations.
La métaphore de Jésus fait s’affronter deux personnes : un homme fort – plus exactement un fort – , au sein d’un puissant palais, face à un plus fort victorieux. Mais que représentent ces deux personnages ? Pour comprendre ce passage, Luc fait appel à la mémoire du lecteur qui a déjà rencontré ce plus fort attendu : Jean le baptiste désignait, en ces termes, le messie espéré (3,16). Ce plus fort n’est pas qualifié ainsi en raison d’une troupe, d’armement ou de pouvoirs, contrairement à l’adversaire – le Béelzéboul précédent ? – armé, réfugié dans un palais. Le vainqueur est simplement ce plus fort qui triomphera en raison de sa personne. Bien plus, à la logique d’accumulation, le Christ se place dans une dynamique de distribution, de don. Il vient non pour diviser, disperser mais rassembler.
Ainsi, malgré la faiblesse apparente des signes perçus par ses contradicteurs, Jésus annonce la victoire eschatologique sur le mal. Ce plus fort, dans lequel le lecteur peut reconnaître le Messie de Dieu, rejoint également la figure du serviteur, humilié, exécuté mais victorieux, du prophète Isaïe : Is 53,12 C’est pourquoi, parmi les grands, je lui donnerai sa part, avec les puissants il partagera le butin, car il s’est dépouillé lui-même jusqu’à la mort, et il a été compté avec les pécheurs, alors qu’il portait le péché des multitudes et qu’il intercédait pour les pécheurs.
Ainsi, Luc invite à se situer aux côtés de ce plus fort, seul Sauveur, raillé pour sa faiblesse apparente, afin d’échapper à l’emprise du mal et de la mort.
Du palais à la maison
L’allégorie du combat est suivie d’une autre image retraçant le parcours de l’esprit impur vaincu. Ce dernier élément fait à la fois écho à l’exorcisme précédent (11,14-16) comme à la figure du démon ou de Béelzéboul. La multiplicité du vocabulaire, utilisé par Luc, invite à ne pas enfermer l’allégorie du mal dans une seule et unique réalité personnifiée. Les images sont multiples soulignant à la fois le style métaphorique mais aussi la multiplicité du mal face à l’unique sauveur.
Cette fois métaphore quitte le palais pour la maison représentant ce mal qui vient posséder l’homme et s’y installer. Le texte oppose ainsi deux perspectives : celle de l’esprit impur pour qui l’homme n’est qu’une bâtisse, une chose déshumanisée ; et celle du Christ qui, expulsant le démon, fait recouvrir au possédé son identité de créature humaine. Comme il en fut avec le démoniaque gérasénien (8,26-39).
Pire à la fin qu’au début
Comme précédemment, le vocabulaire de Luc reflète un style très apocalyptique. La victoire acquise aujourd’hui, symbolisé par l’exorcisme précédent, annonce le combat de la fin des temps, pire encore, pour lequel il convient de s’y préparer en demeurant aux côtés du Christ.
Chassé, l’esprit impur, libère la maison, l’homme, bénéficiaire de la grâce du Christ. Le mal retourne au désert qui, dans la tradition juive, est le lieu traditionnel où errent les forces du mal (Lv 16,10). Mais, il revient sept fois plus nombreux. La première victoire ne doit pas faire oublier le combat final. Dans cette perspective eschatologique, il est vain, pour le croyant, de se croire à l’abri des épreuves, dans une maison bien rangée, balayée mais vide. Ne comptant que sur ses seules forces, il ne pourra, face à l’adversité, se sauver lui-même, sans Christ.
La métaphore a, certes, un caractère individuel, invitant le croyant, à une véritable foi et fidélité en Jésus. Mais l’image peut, et doit, recouvrir, également, un sens communautaire et ecclésial comme le suggère le terme de maison. Le contexte de contestations entre groupes (11,14-16), suivant le don de la prière à l’ensemble de ses disciples (11,1-13), nous rappelle cette perspective. La mise en garde vise l’unité et la vigilance de la communauté contre certains détracteurs argumentant pour renier la messianité du Christ (11,14-16). La maison des disciples doit ainsi résonner sans cesse, et en actes, de la Parole de Dieu, comme le suggèrent les versets suivants et comme l’homme, possédé, muet recouvrant la parole (11,14).
- Béelzéboul : ce terme apparaît uniquement dans les évangiles synoptiques. Il pourrait faire référence à la divinité philistine Beel-zebub de 2R 1,2-6, ou à Baal dieu païen de Canaan. Quoi qu’il en soit, il revêt ici la figure du chef de tous les démons. ↩︎