La guérison d’une femme infirme un jour du sabbat est l’occasion pour Jésus de rappeler combien l’avènement du règne de Dieu donne sens au sabbat, célébrant la délivrance offerte par le Seigneur.
Une femme courbée (13,10-13)
13, 10 Jésus était en train d’enseigner dans une synagogue, le jour du sabbat. 11 Voici qu’il y avait là une femme, possédée par un esprit qui la rendait infirme depuis dix-huit ans ; elle était toute courbée et absolument incapable de se redresser. 12 Quand Jésus la vit, il l’interpella et lui dit : « Femme, te voici délivrée de ton infirmité. » 13 Et il lui imposa les mains. À l’instant même elle redevint droite et rendait gloire à Dieu.
Le jour du sabbat
Ce n’est pas la première fois que Luc rapporte un récit de guérison un jour de sabbat. Ce jour nous renvoie au premier sabbat de l’évangile quand Jésus prêcha à Nazareth (4,14-30) ; épisode suivi aussitôt de la guérison de l’homme à l’esprit impur à la synagogue de Capharnaüm, un autre sabbat (4,31). Un peu plus loin après avoir affirmé, lors de l’affaire des épis froissés, que le Fils de l’homme est maître du sabbat (6,5), Jésus, un autre sabbat, guérit un homme à la main desséché (6,6-11) ; le récit ayant beaucoup de correspondances avec notre épisode. Luc mentionnera un autre récit de guérison, un jour de sabbat pour un homme hydropique (14,1), avant le sabbat de la Passion (23,54.56). En dehors de ce dernier, Luc nous offre ainsi une série de sept épisodes se déroulant ce jour consacré au Seigneur.
La particularité de ce passage tient, évidemment, à son contexte. Il fait suite à l’enseignement de Jésus sur l’urgence de la conversion (13,1-9) avant le Jugement divin, illustré par la parabole de la vigne et du figuier stérile.
Infirme depuis 18 ans
Luc change de cadre. La scène se déroule au sein du culte synagogale du sabbat et Jésus y enseigne. Cependant, au lieu de rapporter le discours de Jésus, l’évangéliste préfère s’intéresser, comme Jésus, à une femme infirme. Ainsi, la guérison nous fait entendre l’enseignement, ou du moins en servira de prétexte. D’autant que l’initiative vient de Jésus et ne répond pas à une demande explicite. Luc prend soin de nous décrire la femme qui n’est ni malade (6,6), ni possédée (4,31) mais infirme, courbée et cela depuis dix-huit ans. Chiffre qui fait écho aux dix-huit hommes tués par la tour de Siloë (13,4). La femme subit donc une situation dramatique, et renvoie à la question précédente : en quoi était-elle coupable pour subir un tel châtiment ? A la suite des arguments précédents, le lecteur sait qu’elle n’est en rien coupable, ni pécheresse.
Te voici délivrée
Le récit prolonge ainsi l’enseignement précédent de Jésus : non seulement son état ne reflète en rien une situation peccamineuse, mais désormais elle bénéficie de la grâce de Dieu par sa guérison. Bien plus, et Luc insiste, il ne s’agit pas tant de la guérir d’un mal mais de la délivrer : Femme, te voici délivrée de ton infirmité. L’action exprimée avec un verbe passif suggère l’action divine, et précède même le geste d’imposition des mains. La Parole est première dans l’action qui redresse, pleinement, la femme, lui permettant de rendre gloire à Dieu, et non à Jésus seul. Le relèvement de la femme est donc associé à sa délivrance, accomplissant ainsi l’annonce faite à Nazareth : 4,18 Il m’a envoyé porter la Bonne Nouvelle aux pauvres, annoncer aux captifs leur libération.
Or cette guérison a lieu un jour du sabbat consacré au Seigneur comme va très vite le faire remarquer le chef de la synagogue.
Il y a six jours pour travailler (13,14-17)
13, 14 Alors le chef de la synagogue, indigné de voir Jésus faire une guérison le jour du sabbat, prit la parole et dit à la foule : « Il y a six jours pour travailler ; venez donc vous faire guérir ces jours-là, et non pas le jour du sabbat. » 15 Le Seigneur lui répliqua : « Hypocrites ! Chacun de vous, le jour du sabbat, ne détache-t-il pas de la mangeoire son bœuf ou son âne pour le mener boire ? 16 Alors cette femme, une fille d’Abraham, que Satan avait liée voici dix-huit ans, ne fallait-il pas la délivrer de ce lien le jour du sabbat ? » 17 À ces paroles de Jésus, tous ses adversaires furent remplis de honte, et toute la foule était dans la joie à cause de toutes les actions éclatantes qu’il faisait.
Non pas le jour du sabbat
Le chef de la synagogue ne remet pas en cause l’action thaumaturgique de Jésus mais dénonce son caractère inapproprié un sabbat. Contrairement à la femme, il ne rend pas gloire à Dieu et ne voit là qu’un acte de guérison de Jésus, thaumaturge comme bien d’autres. De même, il ne vitupère pas contre Jésus mais contre ceux qui viennent se faire guérir ce jour-là. Ainsi, ni Jésus, ni même cette femme, n’existe à ses yeux. Seuls l’obéissance à Loi et la rectitude de sa communauté importent. Aussi, s’adresse-t-il à celles et ceux qui pourraient aggraver la situation de rupture avec la Loi au sein même de sa synagogue, et nuire à la sainteté de la communauté. Il rappelle l’ordre du sabbat, ce septième jour consacré à Dieu qui oblige à cesser toute activité : Ex 20,10 , Dt 5,14 ou Ex 31,15 Pendant six jours, on travaillera, mais, le septième jour, c’est un sabbat, un sabbat solennel consacré au Seigneur. Quiconque travaillera le jour du sabbat sera mis à mort.
Hypocrites
Comme le chef de la synagogue interpelait les personnes venues pour Jésus, ce dernier s’adresse à tous ceux et celles qui, comme le premier, respecte scrupuleusement le sabbat ou du moins pas tout à fait. Ainsi, Jésus profite de l’occasion pour entreprendre un enseignement virulent sur le sabbat, et vient défendre son action mais surtout ceux et celles qui espèrent cette délivrance, même en ce jour du sabbat.
Jésus rappelle que durant le sabbat, même ceux qui le pratiquent scrupuleusement rompent le sabbat pour nourrir et abreuver leur bœuf ou leur âne. Ceux-ci, accusés ici d’hypocrisie, s’appuyaient sur d’autres commandements obligeant à prendre soin du bétail : Dt 25,4 Tu ne mettras pas de muselière au bœuf qui foule le grain. Autrement dit : tu permettras à ton bétail de se nourrir et de s’abreuver. De la même manière le livre de l’Exode rappelle ce lien entre le sabbat et le soin : Ex 23,12 Pendant six jours, tu feras ce que tu as à faire, mais, le septième jour, tu chômeras, afin que ton bœuf et ton âne se reposent, et que le fils de ta servante et l’immigré reprennent souffle. Les activités autorisées le jour du sabbat étaient sujet à vifs débats. Mais, Jésus n’entre pas dans ce genre de considération, il le dépasse. Il vient associer le sabbat, non plus au soin du bétail, mais à la délivrance d’une personne.
Fille d’Abraham
Il ne s’agit plus d’interprétations de la Loi, de bétail à soigner, mais du dessein de Dieu. Le sabbat célèbre la délivrance d’Israël : Dt 5,15 Tu te souviendras que tu as été esclave au pays d’Égypte, et que le Seigneur ton Dieu t’en a fait sortir à main forte et à bras étendu. C’est pourquoi le Seigneur ton Dieu t’a ordonné de célébrer le jour du sabbat.
Or, il s’agit bien ici de délivrer une fille d’Abraham du mal, comme le Seigneur délivra les fils d’Israël de Pharaon. Avec l’avènement du règne, Jésus vient célébrer le sabbat qui ne consiste pas en une inaction respectueuse de la lettre, mais dans l’accomplissement du dessein de Dieu. C’est ce jour-là qu’il fallait nécessairement délivrer la femme de son infirmité. L’action impérative de Jésus vient redonner sens au sabbat, comme le sabbat vient célébrer l’aujourd’hui de l’action de Dieu par son Messie.
La femme délivrée est ainsi qualifiée de fille d’Abraham, liée à l’Alliance de Dieu avec son peuple. Le chef de la synagogue craignait pour la sainteté de sa communauté. Jésus affirme que sa communauté doit se réjouir pour cette femme qui retrouve une réelle place parmi les siens. Redressée, délivrée , ce jour est pour elle comme une nouvelle naissance, une résurrection. Par elle, Jésus, envoyé pour la libération (4,14-20), manifeste la victoire et le règne de Dieu sur le mal (11,14-20). Ainsi la femme glorifie Dieu pour Son action, comme il se doit ce jour de sabbat, en cette année sabbatique favorable (4,14-20).
Honte et joie
En empêchant d’autres d’être délivrés, ou en condamnant l’action libératrice de Jésus, le chef de la synagogue et d’autres avec lui, en raison de leur lecture du sabbat, s’interposent contre le dessein de salut de Dieu. L’action de Jésus a mis à jour l’hypocrisie de ces adversaires (antikéimaï, ἀντίκειμαι) que Luc place dès lors du côté de Satan. Ce mot Satan (en grec Satanas, Σατανᾶς) provient de l’hébreu śāṭān (שָׂטָן) qui désigne un adversaire.
Mais plus que l’action, ce sont les paroles de Jésus qui amènent les adversaires à la honte. Ainsi, le récit permet un certain déplacement. Ce n’est pas le miracle qui donne raison à Jésus et tort aux autres, mais bien sa parole : À ces paroles de Jésus, tous ses adversaires furent remplis de honte. Ils ne peuvent rien lui opposer comme il l’annoncera plus tard à ses disciples : 21,15 C’est moi qui vous donnerai un langage et une sagesse à laquelle tous vos adversaires ne pourront ni résister ni s’opposer. La parole de Jésus les discrédite aux oreilles et aux yeux de la foule. Cette dernière se réjouit, non pas de l’échec de ceux-ci, mais de actions éclatantes qui adviennent par lui. Contrairement à la traduction liturgique, Luc n’utilise pas le verbe faire (poïéo, ποιέω), mais le verbe advenir (ginomaï, γίνομαι). Il n’est pas reconnu comme un faiseur, mais comme Celui par qui advient, en ses paroles et ses actes, les merveilles dans lesquels il conviendra d’y reconnaître la présence effective du Règne. Un Règne que les paraboles suivantes vont éclairer.