Celui que Matthieu décrit comme un jeune homme (Mt 19,22), est qualifié par Luc de notable. Ce terme vient en contraste avec la fragilité décrite précédemment pour les disciples devant accueillir le royaume de Dieu comme des enfants.
La question du notable (18,18-23)
18, 18 Un notable lui demanda : « Bon maître, que dois-je faire pour avoir la vie éternelle en héritage ? » 19 Jésus lui dit : « Pourquoi dire que je suis bon ? Personne n’est bon, sinon Dieu seul. 20 Tu connais les commandements : Ne commets pas d’adultère, ne commets pas de meurtre, ne commets pas de vol, ne porte pas de faux témoignage, honore ton père et ta mère. » 21 L’homme répondit : « Tout cela, je l’ai observé depuis ma jeunesse. » 22 À ces mots Jésus lui dit : « Une seule chose te fait encore défaut : vends tout ce que tu as, distribue-le aux pauvres et tu auras un trésor dans les cieux. Puis viens, suis-moi. » 23 Mais entendant ces paroles, l’homme devint profondément triste, car il était très riche.
Un notable
Pour décrire cet homme, Luc utilise le mot notable (ou chef, archon, ἄρχων) définissant un homme ayant un haut statut social, des responsabilités ou du pouvoir. Ainsi étaient désignés : Jaïre, chef de la synagogue, (8,41), Béelzéboul, chef des démons (11,37), le magistrat (12,58) ou le chef des pharisiens (14,1). Cet accent mis sur le rang social, et le pouvoir qui lui est associé, est à entendre en contraste avec le thème de l’accueil du royaume à la manière des enfants (18,15-17), démunis de tout pouvoir, de tout bien, et de tout rang social. Le texte suit immédiatement l’épisode précédent sans qu’il soit fait mention de changement de lieu ou de temps, soulignant une continuité entre ces deux passages.
Que dois-je faire ?
La demande du notable concerne une question religieuse qui préoccupe nombre de ses contemporains : Que dois-je faire pour avoir la vie éternelle en héritage, c’est-à-dire être véritablement ajusté à la volonté de Dieu pour avoir part au salut ? La même question était posée par le légiste peu avant la parabole du Samaritain donnée en réponse (10,25-37). Jésus invitait alors celui qui voulait le mettre à l’épreuve à s’exprimer à partir de la Loi : Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme, de toute ta force et de toute ton intelligence, et ton prochain comme toi-même.
La même question du notable ne se situe pas dans le cadre d’une controverse. Il exprime un désir : celui d’obtenir la vie éternelle, en récompense de bonnes actions. Il s’adresse pour cela à Jésus, qualifié de bon maître, mettant en lui l’espérance d’une réponse pertinente. La sincérité de l’homme n’a pas à être mise en cause.
Bon, sinon Dieu seul
La réponse de Jésus se déroule en deux temps. Dans le premier, Jésus revient sur le terme bon (agathos, ἀγαθός), exprimant le bien, la bonté et la générosité (1,53 ;6,45 ; …) : Personne n’est bon, sinon Dieu seul. En tenant compte du contexte précédent, le lecteur peut faire le rapprochement entre la bonté de Dieu et celle de Jésus. Le notable, quant à lui, est renvoyé à la bonté biblique de Dieu. Dans nombre de passages, celle-ci est liée au don de la bonne terre que le Seigneur donne à son peuple, en raison de la Loi et de l’Alliance.
- Ex 20,12LXX Honore ton père et ta mère, afin d’être heureux et de vivre longtemps sur la bonne terre que le Seigneur ton Dieu te donne.
- Dt 6,18LXX Tu feras ce qui est agréable et beau aux yeux du Seigneur ton Dieu, afin que tu sois heureux et que tu entres pour en hériter dans la bonne terre du bon pays dont le Seigneur a juré à tes pères.
Un psaume peut éclairer ce propos mais aussi l’ensemble de cette péricope. Ainsi, le psalmiste proclame : Ps 72/73,1LXX Comme Dieu est bon pour Israël et pour les hommes au cœur droit. Cette droiture est opposée à l’orgueil, l’arrogance de ceux qui humilient le psalmiste qui ne trouve son secours que dans sa foi et la fidélité de Dieu : 72/73,23LXX Et moi, parce que toujours avec toi, tu m’as saisi par ma main droite; […] 28LXX Pour moi, être uni à Dieu est un bonheur, ayant placé ma foi dans le Seigneur.
Ainsi Jésus renvoie le notable non pas à un faire, mais, premièrement, à la foi qu’il met en l’unique, seul, et bon Dieu d’Israël. S’il cherche la vie éternelle, il doit d’abord compter sur Dieu, bon, plus que que ses œuvres.
Les commandements
Dans un second temps, Jésus évoque les dix paroles ou commandements (Ex 20,1-17 / Dt 5,6-21) en citant particulièrement les préceptes concernant le lien avec le prochain et le respect dû aux parents. Il rappelle à ce notable juif, l’importance de mettre en pratique la Loi pour être ajusté, avec bonheur, à Dieu. Avec la mention du seul Dieu (Dt 5,7 ; 6,4), Jésus évoque l’ensemble des commandements : Tu connais les commandements. La réponse du notable va en ce sens : Tout cela, je l’ai observé depuis ma jeunesse. Il se définit ainsi comme un bon observant de la Loi.
Cependant, cette obéissance à la Loi de Moïse, quoi qu’incontournable, ne semble pas avoir répondu à sa quête de vie éternelle. Il a fidèlement mis en pratique les préceptes et dès lors sa première question reflète un manque, soulignée par Jésus lui-même : Une seule chose te fait encore défaut. La situation met en lumière l’incomplétude de la Loi pour l’obtention du salut véritable. Dès lors, que doit-il faire de plus ?
Faire et se défaire
Alors que l’homme demande à en faire plus : que dois-je faire ? Jésus l’invite à se défaire : vends tout ce que tu as, distribue-le aux pauvres et tu auras un trésor dans les cieux. Puis viens, suis-moi. Lui qui voulait hériter doit se départir de son héritage, par conséquent de son rang social et de son pouvoir – tout ce que tu as – afin d’acquérir un trésor spirituel. Le don aux pauvres manifeste moins un acte de charité, qu’une solidarité avec ceux qu’il doit rejoindre. Renonçant à tout, il devient aussi pauvre, nu et fragile qu’un nouveau-né (18,15-17). L’accueil de la vie éternelle implique une telle posture d’humilité et d’abandon de tout avoir et pouvoir pour suivre le Christ. Car la pointe est ici : la recherche de la vie éternelle trouve son dénouement en Christ, viens et suis-moi. Jésus devient la clé de compréhension de la vie éternelle et du règne de Dieu. Le renoncement des biens n’est pas une obligation légale, mais une disposition liée à la rencontre du Christ. Ou comme le développera la seconde partie de cet épisode (18,24-30) : l’avoir et le pouvoir nuisent à l’accueil du Christ et du règne de Dieu. La tristesse de l’homme rend compte de sa déception et de son incompréhension. Il demandait à Jésus le moyen d’avoir la vie éternelle et Jésus lui demande de le suivre en abandonnant ses grandes richesses et son rang social qui en découle. Or, à cette époque, la richesse et la réussite, pour un juif observant, étaient considérées comme une bénédiction divine. Et Jésus lui demande des les considérer comme rien.
La réaction des disciples (18,24-30)
18, 24 Le voyant devenu si triste, Jésus dit : « Comme il est difficile à ceux qui possèdent des richesses de pénétrer dans le royaume de Dieu ! 25 Car il est plus facile à un chameau de passer par un trou d’aiguille qu’à un riche d’entrer dans le royaume de Dieu. » 26 Ceux qui l’entendaient lui demandèrent : « Mais alors, qui peut être sauvé ? » 27 Jésus répondit : « Ce qui est impossible pour les hommes est possible pour Dieu. » 28 Alors Pierre lui dit : « Voici que nous-mêmes, après avoir quitté ce qui nous appartenait, nous t’avons suivi. » 29 Jésus déclara : « Amen, je vous le dis : nul n’aura quitté, à cause du royaume de Dieu, une maison, une femme, des frères, des parents, des enfants, 30 sans qu’il reçoive bien davantage en ce temps-ci et, dans le monde à venir, la vie éternelle. »
Qui peut être sauvé ?
Au désir d’avoir la vie éternelle se substitue l’invitation à entrer dans le royaume de Dieu. Ce passage n’est pas anodin. Il ne nie pas l’accès à la vie éternelle lors de la résurrection finale (18,30) mais l’oblige à le comprendre avec le prisme du royaume. Ainsi, la demande personnelle de salut (vie éternelle pour soi) rejoint une réalité sociale et eschatologique. Le terme de royaume, ou de règne, renvoie effectivement à l’idée d’un rassemblement sous l’autorité de Dieu et de la parole de son Messie. Il convient de se soumettre à une royauté que viendra signifier le fils de David (18,35-39 ; 20,39-47) et sur la croix le roi des juifs (23,3).
La métaphore parle d’elle-même : tous et toutes sont appelés à entrer dans le royaume, mais la possession de richesses rend cette conversion plus difficile voire impossible. L’image du chameau – animal associé aux riches caravanes et à l’opulence (Is 30,6) – comparée à un trou d’aiguille – outil domestique banal et pauvre – , renvoie le message d’une stricte impossibilité pour un riche d’entrer dans le royaume de Dieu, par ses propres moyens. La seule possibilité qui lui est donné, comme tout un chacun, réside dans l’abandon heureux de ses biens et de son rang. La réaction des auditeurs est légitime : Mais alors, qui peut être sauvé ? Qui serait capable de percevoir, dans un tel abandon, l’accès au règne de Dieu ?
La réponse de Jésus renvoie à la grâce de Dieu, c’est-à-dire à son action favorable. Ce qui est impossible pour les hommes est possible pour Dieu. Dès lors la proposition semble s’inverser : il ne s’agit pas tant d’abandonner ses biens pour avoir part au règne de Dieu, que de se mettre déjà à son écoute (1,37) et s’abandonner à sa Parole de grâce (4,22) pour en être capable. Jésus renvoie à ce seul Dieu bon qui fais rentrer dans le royaume selon son propre jugement.
Entrer dans le royaume
La réaction de Pierre rappelle le choix de ces premiers disciples ayant, à l’écoute de sa parole, tout laissé pour le suivre (5,1-11). La fidélité au Christ les a amenés à faire des choix et ces versets s’adressent également aux contemporains de Luc qui ont, malgré les épreuves, préféré le Christ (14,26) et laissé derrière eux un clan familial, jusqu’à sa propre femme et ses parents, pour un bien plus grand ici-bas, et la vie éternelle à venir. Cet abandon de biens et de pouvoir représente la prochaine passion de Jésus qu’il annonce dans la section suivante. De même, deux exemples vont, par la suite, illustrer ce propos, tous deux habitant la même ville de Jéricho : l’aveugle mendiant (18,35-43) et le riche Zachée (19,1-10).