Parallèles : Mt 27,45-56 | Mc 15,33-41 | (Jn 19,28-37)
Rameaux, évangile (C) Lc 22-23
Crucifié, moqué, Jésus demeure le Fils offrant son salut jusqu’à l’un des malfaiteurs. Ainsi, dans ce dernier instant, Jésus s’abandonne encore à la volonté du Père.
Comme je l’ai indiqué précédemment, la mort de Jésus en croix clôt le récit de la crucifixion, avant la scène de son ensevelissement. Le passage présente deux parties. La première (v. 44-46) évoque un bouleversement d’ordre eschatologique. La seconde (v.47-49) montre les réactions d’un centurion, de la foule et de l’entourage de Jésus.
Rappel de la disposition (cf. 23,26-43)
- (A v.26-28a) Sur le chemin : Simon, le peuple, des femmes
- (B v.28b-31) Propos eschatologique aux filles de Jérusalem
- (C v.32-34) Jésus crucifié entre deux malfaiteurs
- (X v.35-38) Les moqueries des chefs de Jérusalem et des soldats
- (C’ v.39-43) Le dialogue des deux malfaiteurs
- (C v.32-34) Jésus crucifié entre deux malfaiteurs
- (B’ v.44-46) Incidents de type eschatologique (obscurité, soleil caché…)
- (A’ v.47-49) mort de Jésus : le centurion, la foule, les femmes
La neuvième heure (B’. 23,44-49)
23, 44 C’était déjà environ la sixième heure (c’est-à-dire : midi) ; l’obscurité se fit sur toute la terre jusqu’à la neuvième heure, 45 car le soleil s’était caché. Le rideau du Sanctuaire se déchira par le milieu.
Une autre disposition
Comme Marc et Matthieu, Luc associe à la mort de Jésus un bouleversement d’ordre eschatologique. Cependant, il dispose les événements d’une autre manière. Chez Marc, le déchirement du voile (15,38) advient après la mort de Jésus, comme aussi chez Matthieu les incidents eschatologiques (27,51-53 : tremblement de terre, roches fendues, sépulcres ouverts…) Une telle disposition chez ces évangélistes permet de comprendre ces éléments narratifs comme la réponse de Dieu à la prière de Jésus : Mon Dieu, mon Dieu pourquoi m’as-tu abandonné (Mc 15,34 ; Mt 27,46) et l’inauguration des temps derniers. Chez Luc, l’obscurcissement du soleil et le déchirement du voile précèdent la mort du Christ. Ils manifestent, chacun, l’action divine, non après mais au cœur même de la Passion. Luc, une fois encore, insiste sur cette présence du Père au Fils tout au long de sa crucifixion.
Le soleil caché
Luc se suffit de deux événements : le soleil caché et le rideau déchiré du Temple, tous deux liés aussi aux heures, mentionnées. Ainsi, à la sixième heure (midi) advient l’impensable : l’obscurité. De même, à la neuvième heure, heure de la prière au Temple (Ac 3,1), le voile du sanctuaire se déchire par le milieu. L’obscurité est associée à la disparition (ékleiptô,ἐκλείπω, disparaître) du soleil1. Cet aspect rejoint l’annonce de Jésus lui-même de ces temps derniers précédés d’un bouleversement cosmique avec ces grands signes venus du ciel (21,11). La Passion inaugure ainsi l’avènement du règne de Dieu, les derniers jours ont commencé. Ce même soleil, obscurci en plein midi, vient alors accomplir la parole des prophètes Joël (Jl 3,4) et Amos sur le jugement d’Israël et des nations :
Am 8, 9 Ce jour-là – oracle du Seigneur Dieu –, je ferai disparaître le soleil en plein midi, en plein jour, j’obscurcirai la lumière sur la terre. 10 Je changerai vos fêtes en deuil, tous vos chants en lamentations.
Ces éléments apocalyptiques sont au service d’une révélation : Dieu se manifeste à son peuple. Cette mention de l’obscurité peut également faire référence à la neuvième plaie sur le pays d’Égypte (Ex 10,22) , plaie précédant la mort des fils ainés, mais aussi la sortie et la délivrance des Hébreux. Un salut et une délivrance sont ainsi attendus.
Le rideau déchiré
Comme Marc et Matthieu, Luc reprend l’évocation du rideau déchiré du Temple. Ce rideau, ou voile, séparait le Saint des Saints du reste du sanctuaire (Ex 26,31). Le Saint des Saints accueillait le propitiatoire pour l’arche d’Alliance (Ex 25,21) et signifiait la présence de Dieu à son peuple, au sein du Temple. Il n’était accessible qu’au seul grand-prêtre, au seul jour du Yom Kippour, fête du Grand Pardon (Lv 16). Avec le déchirement du rideau, la présence de Dieu n’est plus voilée : le Christ, crucifié, vient maintenant la révéler. Chez Matthieu (27,51) et Marc (15,38), ce rideau se déchire de haut en bas. Luc préfère l’expression par le milieu. Ce milieu (mesos, μέσος) permet de saisir ce déchirement tel un passage ouvert par l’action divine : une nouvelle pâque libératrice, comme au temps de Moïse :
Ex 14, 29 Mais les fils d’Israël avaient marché à pied sec au milieu de la mer, les eaux formant une muraille à leur droite et à leur gauche. 30 Ce jour-là, le Seigneur sauva Israël de la main de l’Égypte, et Israël vit les Égyptiens morts sur le bord de la mer.
Désormais, le salut de Dieu se donne à voir avec le crucifié, et ce vocabulaire de la vue sera très présent dans les versets suivants.
La mort de Jésus (A’. 23,44-49)
23, 46 Alors, Jésus poussa un grand cri : « Père, entre tes mains je remets mon esprit. » Et après avoir dit cela, il expira. 47 À la vue de ce qui s’était passé, le centurion rendit gloire à Dieu : « Celui-ci était réellement un homme juste. » 48 Et toute la foule des gens qui s’étaient rassemblés pour ce spectacle, observant ce qui se passait, s’en retournaient en se frappant la poitrine.49 Tous ses amis, ainsi que les femmes qui le suivaient depuis la Galilée, se tenaient plus loin pour regarder.
Un grand cri
Un grand cri, ou une voix très forte, offre un caractère public à la scène. Le cri n’exprime pas un désespoir mais un témoignage du lien qui unit Jésus au Père. Il se manifeste par une prière, associée à cette neuvième heure, et qui fait écho au psaume : Ps 30/31,6 En tes mains je remets mon esprit ; tu me rachètes, Seigneur, Dieu de vérité. La prière de Jésus est tout autant un abandon à la volonté de Dieu qu’une espérance en celui qui le sauvera. Il lui remet son esprit, c’est-à-dire sa vie unie au Père. La mort de Jésus entre ainsi dans le dessein même de Dieu qui lui sonne sens : après avoir dit cela, il expira.
Un homme juste
Après la mort de Jésus, Luc montre la réaction des personnages et leur retournement. Le vocabulaire du voir est ici très important : à la vue de, ce spectacle, observant, regarder. Luc définit ainsi la croix comme un lieu de contemplation mais surtout de révélation. C’est en voyant ce qui est arrivé et ce qui se passait, c’est-à-dire toute la crucifixion, que le centurion et la foule reconnaissent l’innocence de Jésus et s’en repentent, accomplissant ainsi la prophétie de Zacharie :
Za 12, 10 Je répandrai sur la maison de David et sur les habitants de Jérusalem un esprit de grâce et de supplication. Ils regarderont vers moi. Celui qu’ils ont transpercé, ils feront une lamentation sur lui, comme on se lamente sur un fils unique ; ils pleureront sur lui amèrement, comme on pleure sur un premier-né.
La première réaction est donc celle du centurion, chargé du bon déroulement du supplice. Il reconnaît alors l’homme juste, innocent qu’était Jésus. Mais sa déclaration n’est pas seulement un constat : elle devient une confession de foi pour laquelle il rendit gloire à Dieu, chose surprenant dans le récit de Luc. On pourrait se demander quel dieu confesse ce soldat de l’armée romaine. Cependant, au sein du contexte de la crucifixion, dans lequel résonnent la Parole de Dieu et les supplications au Père, l’expression rendre gloire à Dieu, comme dans tout l’évangile de Luc, ne peut que concerner le Dieu d’Israël.
Cette déclaration du centurion possède un double aspect. D’abord, il vient confirmer, via ce témoin de la crucifixion, l’innocence de Jésus. Mais bien plus, sa reconnaissance met en avant le juste, c’est-à-dire, celui qui est ajusté au dessein de Dieu à qui il rend gloire.
Se frappant la poitrine
La parole de foi du centurion vient en contraste avec les moqueries des soldats (23,35-38), elle constitue un retournement narratif, comme aussi le bon larron face à l’autre malfaiteur (23,39-43). Vient, ensuite, la foule. Elle était déjà présente au début du récit, jusqu’au crucifiement, silencieusement observatrice. Luc usait alors du terme peuple : 23, 27 Le peuple, en grande foule, le suivait, et : 35 le peuple restait là à observer. Ce peuple est devenu une foule nouvellement rassemblée, non plus au Temple, mais face au crucifié. Ce changement tient aussi à leur attitude. Leur contemplation de la croix, tout comme le centurion, les amène à un repentir : ils s’en retournaient en se frappant la poitrine. Leur départ est un retournement. Le geste n’est plus celui du deuil des filles de Jérusalem. Maintenant, la foule spectatrice, contemplatrice, se frappe la poitrine en signe d’un réel repentir à l’image du publicain de la parabole : 18,13 il se tenait à distance et n’osait même pas lever les yeux vers le ciel ; mais il se frappait la poitrine, en disant : Mon Dieu, prends pitié du pécheur que je suis.
C’est en contemplant, observant, le spectacle de la croix que le centurion et la foule semblent avoir saisis l’innocence de Jésus et plus encore que s’y jouait le dessein de Dieu. En est-il de même pour les proches et les femmes qui avaient suivi Jésus depuis la Galilée ?
Les proches et les femmes
Les femmes et ses amis (littéralement ses familiers ou ses connaissances, oï gnostoï οἱ γνωστοὶau) se tiennent au loin comme déjà Pierre dans la cour du grand-prêtre (22,54). Comme la foule, ils sont spectateurs de la crucifixion, mais Luc souligne la distance qui demeure entre eux et leur Seigneur crucifié. Car, étonnamment, Luc ne décrit aucune réaction pour ceux qui, par définition sont proches de Jésus et le connaissent mieux. Leur incompréhension semble perdurer à cet instant.
Eux aussi seront appelés à vivre un retournement, une conversion : les femmes au tombeau vide (23,1-12), les disciples d’Emmaüs (24,13-35), Pierre et les autres disciples (24,36-53). Contrairement à la foule et au centurion, la crucifixion représente, à ce moment, une distance, théologique, qui ne leur permet pas encore de tout saisir. Il leur faudra l’aide du Ressuscité pour comprendre le sens de sa mort et de sa Résurrection : ce sera l’exégèse du Christ sur le chemin d’Emmaüs (24,13-35).
Malgré cette distance, au loin, la présence des femmes souligne leur fidélité depuis la Galilée (8,1-3). Elles seront les actrices dans les récits suivants de l’ensevelissement (23,50-56) et de la résurrection (24,1-12).
- 1. Rien à voir avec une éclipse, impossible en raison de la pleine lune de Pâque. La mention du soleil caché a un objectif narratif, exprimant une idée d’ordre eschatologique. ↩︎