Parallèles : Mc 14,1-11 ; Lc 22,1-6 ; (Jn 11,47-12,11)
Dim. des Rameaux (A) Mt 26,14-27,66
La fin du discours eschatologique (25,31-46) laisse place maintenant au récit de la passion. Ce dernier s’ouvre avec l’épisode de l’onction à Béthanie, précédé chez Matthieu d’une ultime annonce de la passion.
Organisation
Cet épisode comporte trois parties. La première (26,1-5) annonce la Passion et montre la décision des élites religieuses, décidées à faire périr Jésus. La seconde (26,6-13), centrale, concerne l’onction de Jésus à Béthanie, anticipant sa mort. Enfin, la troisième (26,14-16), répond à l’interrogation de la première sur la manière de procéder à l’arrestation : Judas se propose à eux. Ainsi, entre la décision des grands-prêtres de faire mourir Jésus et celle de Judas de le trahir, la scène de l’onction montre autre décision : honorer celui qui marche vers la croix.
Le complot (26,1-5)
Parallèles : Mc 14,1-2 ; Lc 22,1-2 ; (Jn 11,47-53)
26, 1 Lorsque Jésus eut terminé tout ce discours, il s’adressa à ses disciples : 2 « Vous savez que la Pâque a lieu dans deux jours, et que le Fils de l’homme va être livré pour être crucifié. » 3 Alors les grands prêtres et les anciens du peuple se réunirent dans le palais du grand prêtre, qui s’appelait Caïphe ; 4 ils tinrent conseil pour arrêter Jésus par ruse et le faire mourir. 5 Mais ils se disaient : « Pas en pleine fête, afin qu’il n’y ait pas de troubles dans le peuple. »
La Pâque et la croix annoncée
Cette dernière annonce de la Passion, propre à Matthieu, vient maintenant associer la Pâque juive et la croix. Il ne s’agit pas seulement d’une indication temporelle : contrairement aux autres évangélistes, elle ne provient pas du narrateur, mais de la bouche de Jésus. La phrase suggère davantage une corrélation nécessaire, comme si la fête de la Pâque était déterminante. Les deux éléments paraissent antinomiques. D’une part, la Pâque célèbre la sortie salutaire des fils d’Israël loin du joug égyptien, Dieu leur offrant la vie sauve. À l’inverse, la croix, supplice romain, exprime la mort et la victoire du joug impérial. Bien plus, l’antinomie, pour ne pas dire l’oxymore, est accentuée par l’association improbable des termes Fils de l’homme et crucifié. Comment ce sauveur messianique que Dieu envoie peut-il succomber aux forces et au jugement de Rome ? Comment cela peut-il advenir à la période même où se célèbre la victoire de Dieu sur Pharaon ?
Ainsi, l’évangéliste oblige son lecteur, comme Jésus ses disciples, à faire le lien, apparemment impossible, entre la célébration de la Pâque et la croix. Cette dernière éclairera pourtant, à frais nouveau, le salut offert par Dieu.
Le conseil des grands-prêtres
Le Fils de l’homme va être livré déclarait Jésus. L’affirmation au passif pose la question des acteurs de cette livraison : par qui sera-t-il livré ? Les grands-prêtres apparaissent comme les premiers opposants à Jésus. Ils décident, en conseil, de le faire périr, élément également propre à l’évangéliste. Le verdict est, ainsi, posé avant tout jugement, et la ruse qui leur sera nécessaire montre, selon l’évangéliste, la fausseté de leur démarche. Cependant, pour cela, ils doivent lever un obstacle : le peuple en nombre pour cette fête de pèlerinage pouvant rassembler, à Jérusalem, plusieurs centaines de milliers de pèlerins (selon l’historien du Ier siècle Flavius Josèphe, dans Guerre Juive Livre II, 14). Les grands-prêtres craignent des révoltes et mouvements de foules qui pourraient leur porter préjudice et susciter l’intervention romaine. Ainsi, les grands-prêtres sont incapables de mettre à exécution leur dessein, sans ruse… et sans Judas qui va bientôt servir leur projet.
L’onction (26,6-7)
Parallèles : Mc 14,3-9 ; (Jn 12,1-11)
26, 6 Comme Jésus se trouvait à Béthanie dans la maison de Simon le lépreux, 7 une femme s’approcha, portant un flacon d’albâtre contenant un parfum de grand prix. Elle le versa sur la tête de Jésus, qui était à table.
Béthanie
L’onction de Béthanie est ainsi encadrée par deux récits dramatiques : la décision de tuer Jésus, et la trahison de Judas. La ville de Béthanie est proche de Jérusalem, envahie par la foule des pèlerins. Ce n’est pas la première fois que Jésus s’y rend, elle fut son lieu de repos après son entrée à Jérusalem et la purification du Temple (21,17). La ville rappelle ainsi ces deux épisodes où Jésus est acclamé au grand dam des notables religieux, lors de son arrivée dans la ville et le Temple :
- 21, 9 Les foules qui marchaient devant Jésus et celles qui suivaient criaient : « Hosanna au fils de David ! Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur ! Hosanna au plus haut des cieux ! »
- 21, 15 Les grands prêtres et les scribes s’indignèrent quand ils virent les actions étonnantes qu’il avait faites, et les enfants qui criaient dans le Temple : « Hosanna au fils de David ! »
La ville rappelle ainsi l’espérance du peuple en ce sauveur, fils de David, messianique et royal. L’onction de la femme pourrait-elle alors évoquer un rite d’onction consacrant le roi ou le grand-prêtre ?
Dans la maison de Simon
Quel sens donner au geste de la femme ? Le texte ne le précise pas. Les disciples le qualifieront de gaspillage (26,8-9) et Jésus donnera son interprétation (26,10-13). Mais, la femme, anonyme, demeure silencieuse. Le geste, en tant que tel, est ainsi totalement gratuit, et gracieux. Il ne répond à aucune situation qui impliquerait une reconnaissance. Cependant, le contexte pourrait peut-être éclairer cette énigme.
En effet, le geste de l’anonyme a lieu dans la maison de Simon le lépreux, que nous n’avons pas rencontré auparavant. Faut-il y voir un lien avec les guérisons de Jésus ? Pas sûr : ni Matthieu, ni Marc, ne font une corrélation entre ce personnage et l’onction faite par une femme apparemment sans lien avec ce dernier. Cependant, le récit vient souligner le contraste entre la maison de Caïphe, où se déroula un complot mortifère des élites religieuses, et la maison de Simon le lépreux où vit l’hospitalité et où Jésus est honoré.
Le geste peut certes rappeler l’onction des rois, mais aussi celle des prêtres. Pour la classe sacerdotale, le rite utilisait une huile parfumée (muron, μύρον : Ex 30,25, 1Ch 9,30). Le texte reprend le même terme pour évoquer le parfum de grand prix. Cependant, le même mot désigne aussi le parfum de Judith (Jdt 10,3) ou l’onguent servant à l’embaumement du roi Asa (2Ch 16,11). Mais les trois sens sont-ils opposables ? En effet, chacun des protagonistes reprend et interprète le geste de la femme. Les disciples insisteront sur la cherté du parfum tandis que Jésus en voit l’usage en vue de son ensevelissement. De même, le lecteur peut aussi voir dans ce geste celui d’un rite d’onction. Là où dans la maison du grand-prêtre, Jésus est condamné, dans la maison de Simon, Jésus est honoré, gracieusement, tel un grand-prêtre et un roi.
Les réactions des disciples et de Jésus (26,8-13)
26,8 Voyant cela, les disciples s’indignèrent en disant : « À quoi bon ce gaspillage ? 9 On aurait pu, en effet, vendre ce parfum pour beaucoup d’argent, que l’on aurait donné à des pauvres. » 10 Jésus s’en aperçut et leur dit : « Pourquoi tourmenter cette femme ? Il est beau, le geste qu’elle a fait à mon égard. 11 Des pauvres, vous en aurez toujours avec vous, mais moi, vous ne m’aurez pas toujours. 12 Si elle a fait cela, si elle a versé ce parfum sur mon corps, c’est en vue de mon ensevelissement.13 Amen, je vous le dis : partout où cet Évangile sera proclamé – dans le monde entier –, on racontera aussi, en souvenir d’elle, ce qu’elle vient de faire. »
À quoi bon ce gaspillage ?
Le récit de l’onction de Béthanie, chez Matthieu, est très proche celui de Marc (14,3-9). Seule différence majeure : ce ne sont pas certains (Mc 14,4) mais les disciples (26,8), comme unanimes, qui s’offusquent du geste de la femme. Le groupe des disciples voit surtout le prix du parfum avant d’en saisir le sens. L’accent est mis sur ce gaspillage financier qui aurait pu être utile aux pauvres.
Sans doute, il y a-t-il, dans la construction du récit, une mise abyme. Les disciples sont incapables de voir en ce geste, un signe honorifique pour leur Seigneur, comme ils seront incapables de voir en la croix, le signe et le lieu du salut.
En vue de mon ensevelissement
Comme Jésus, chez Matthieu, associait la célébration festive de la Pâque à sa prochaine crucifixion, l’onction honorifique est, maintenant, liée à sa mort. Jésus fait du geste de la femme, un signe venant honorer sa vie donnée. Le récit permet de donner une importance réelle à l’ensemble de la passion, depuis la trahison (26,14) jusqu’à l’ensevelissement annoncée (27,55). Le salut de Dieu, en cette Pâque, se manifestera, et Jésus, crucifié roi des Juifs, sera reconnu Fils de Dieu (27,54).
L’interprétation de Jésus fait du geste de cette anonyme, un véritable signe non seulement pour lui, sa passion, mais aussi pour ses disciples présents et à venir : partout où cet Évangile sera proclamé – dans le monde entier –, on racontera aussi, en souvenir d’elle, ce qu’elle vient de faire. La passion de Jésus représente ainsi un élément essentiel dans la proclamation de l’Évangile. Faire mémoire de ce geste, c’est reconnaître l’action même de Jésus et du Père, au sein des épreuves à venir.
La trahison de Judas (26,14-16)
Parallèles : Mc 14,10-11 ; Lc 22,3-6
26, 14 Alors, l’un des Douze, nommé Judas Iscariote, se rendit chez les grands prêtres 15 et leur dit : « Que voulez-vous me donner, si je vous le livre ? » Ils lui remirent trente pièces d’argent. 16 Et depuis, Judas cherchait une occasion favorable pour le livrer.
Judas
La femme anonyme a donné, gaspillé, un parfum de grand prix, pour honorer Jésus. Judas Iscariote a reçu trente pièces d’argent pour livrer son Seigneur. Les deux gestes sont opposables : à l’acte gratuit s’oppose le prix de la trahison. De même, Judas quitte la maison d’hospitalité pour se rendre dans la maison du complot. Au beau geste de la femme, s’oppose la vile trahison de Jésus par l’un des Douze, l’un de ceux qu’il a choisi (10,1-4). Cependant, Judas a un point commun avec la femme anonyme : l’initiative vient de lui, sans que nous soit donnée une explication. Nous ne savons rien des motivations de Judas, et rien, chez Matthieu, nous permet d’en trouver. Cependant, il jouera un rôle important dans le récit de la Passion de Matthieu et nous reparlerons de Judas et de ces trente pièces d’argent (27,1-10).
Trente pièces d’argent
La somme de trente pièces d’argent peut correspondre à trente sicles d’argent équivalent à 150 jours de travail d’un ouvrier. Elle est souvent associée au prix d’un esclave tel que l’évalue le livre de l’Exode lors d’un dédommagement : Ex 21,32 Si c’est un serviteur que le bœuf frappe, ou si c’est une servante, on donnera au maître trente pièces d’argent, et le bœuf sera lapidé. Par ce prix, Jésus serait considéré tel un esclave, et, ce même mépris, montrerait sa qualité de serviteur que Dieu a choisi (12,8), ce Fils de l’homme venu pour servir et donner sa vie en rançon pour la multitude (20,18).
Une autre interprétation, qui ne contredit pas la précédente, associe ces trente pièces d’argent à la somme versée par le prophète Zacharie correspond à l’Alliance brisée.
Za 11, 10 Puis je pris mon bâton « Faveur » et je le brisai pour rompre mon alliance, celle que j’avais conclue avec tous les peuples. 11 Ce jour-là, elle fut rompue, et les marchands de brebis qui m’observaient surent que c’était là une parole du Seigneur. 12 Je leur dis alors : « Si cela vous semble bon, donnez-moi mon salaire, sinon n’en faites rien. » Ils pesèrent mon salaire : trente pièces d’argent. 13 Le Seigneur me dit : « Jette-le au fondeur, ce joli prix auquel ils m’ont apprécié ! »
Dans le live du prophète Zacharie, les trente pièces d’argent représentent non pas l’alliance rompue en tant que telle mais l’évaluation de celle-ci par ceux qui l’ont méprisée. Or ce prix est dérisoire aux yeux de Dieu, si bien qu’il n’est bon qu’au fondeur. Dans le récit de Matthieu, et la suite le montrera, le prix donné et reçu représente un véritable mépris de l’Alliance offerte par Jésus, et de son amitié envers Judas.
La somme offerte n’est pas tant une récompense, qu’un contrat passé entre Judas et les grands-prêtres. En établissant, eux-mêmes la somme, dérisoire, comme les bergers de Zacharie, ce sont les grands-prêtres montrent leur mépris pour Jésus. La suite montrera, au contraire, qu’au sein de sa passion, malgré la trahison, les abandons et les reniements, Jésus vient offrir une Alliance nouvelle (26,17-35). Dans le récit de la Cène, qui suit cet épisode, le motif de la trahison (26,20-25) sera encore associé à celui de l’alliance (26,26-29).