Parallèles : Mc 14,43-50 ; Lc 22,47-53 ; (Jn 18,1-12)
Dim. des Rameaux (A) Mt 26,14-27,66
La scène de l’arrestation de Jésus se situe dans la continuité de la prière de Jésus à Gethsémani., L’arrivée de Judas advient alors que Jésus annonce l’heure proche de sa livraison.
Celui que j’embrasserai (26,47-50)
26, 47 Jésus parlait encore, lorsque Judas, l’un des Douze, arriva, et avec lui une grande foule armée d’épées et de bâtons, envoyée par les grands prêtres et les anciens du peuple. 48 Celui qui le livrait leur avait donné un signe : « Celui que j’embrasserai, c’est lui : arrêtez-le. » 49 Aussitôt, s’approchant de Jésus, il lui dit : « Salut, Rabbi ! » Et il l’embrassa. 50 Jésus lui dit : « Mon ami, ce que tu es venu faire, fais-le ! » Alors ils s’approchèrent, mirent la main sur Jésus et l’arrêtèrent.
Glaives et bâtons
Jésus parlait encore. Le récit nous oblige à lier les deux scènes : celle de la prière de Jésus au Père et celle de son arrestation. Le contraste est saisissant entre la grande foule armée d’épées de bâtons et la scène intimiste qui vient d’avoir lieu entre Jésus, et Pierre avec les deux fils de Zébédée, sortis de leur sommeil (26,36-46). Alors que Jésus associait les siens à son destin : Levez-vous ! Allons ! (26,45), la présence des glaives et des bâtons représente l’épreuve de la division qui séparera Jésus des siens, comme lui-même l’avait également annoncé.
10, 34 Ne pensez pas que je sois venu apporter la paix sur la terre : je ne suis pas venu apporter la paix, mais le glaive. 35 Oui, je suis venu séparer l’homme de son père, la fille de sa mère, la belle-fille de sa belle-mère : 36 on aura pour ennemis les gens de sa propre maison.
Le baiser de Judas
Deux signes s’opposent également. Le premier nous a été donné à entendre précédemment. Jésus annonçait : Voici qu’elle est proche, l’heure où le Fils de l’homme est livré. … Voici qu’il est proche, celui qui me livre. Ainsi, la livraison de Jésus s’accomplit et donne raison à la parole prophétique de Jésus ainsi qu’à son identité de Fils de l’homme, le juge eschatologique envoyé par le Père. La livraison par Judas devient dès lors le signe de l’accomplissement du dessein divin, inaugurant le règne de Dieu. Par cette annonce, Jésus manifestait sa fidélité au Père.
Le second signe est celui du baiser de Judas. Il permet ainsi au traitre, durant cette nuit, à Gethsémani, de reconnaître Jésus au milieu de ses disciples. Mais le baiser signe aussi la trahison de Jésus par l’un des siens. Le baiser habituel manifeste un lien amical mais aussi celui entre un maître et son disciple. Paradoxalement, le signe d’amitié et de confiance devient le signal de la trahison. Judas pervertit le geste d’amitié qui devient trahison tandis que Jésus affirme encore son abandon dans le dessein du Père, refusant de se soustraire à cet instant : Mon ami, ce que tu es venu faire, fais-le !
Salut, Rabbi
La salutation Salut, propre à Matthieu, prend ses racines dans le mot de joie (xairé, χαῖρε – issu de l’impératif du verbe xairo, χαίρω, se réjouir). C’est la salutation habituelle dans le langage grec de l’époque, comme l’est aussi le shalom dans les milieux hébraïques. La salutation de Judas à son Rabbi peut nous surprendre : il salue Jésus alors que le récit se situe dans la continuité de la Cène et de Gethsémani où sont présents tous les disciples (26,35). Cette salutation souligne combien, narrativement, Judas se distingue des autres disciples. Il salue Jésus comme s’il avait, aussi, quitté le groupe des autres disciples.
Judas s’avance vers Jésus en le désignant par Rabbi. Nous avions vu que ce titre de rabbi, donné par Judas, s’opposait à celui de Seigneur utilisé par les autres disciples lors de l’annonce de la trahison (26,20-25). L’intervention de Judas se situe, faussement, sur une relation rabbi-disciple. Dans l’évangile de Matthieu le mot rabbi apparaît seulement quatre fois. Deux fois dans la bouche de Judas (26,25.49), et deux autres fois lorsque Jésus dénonce l’usage prétentieux qu’en font (ou que s’attribuent) les scribes et les pharisiens :
23, 7b ils aiment recevoir des gens le titre de Rabbi. 8 Pour vous, ne vous faites pas donner le titre de Rabbi, car vous n’avez qu’un seul maître pour vous enseigner, et vous êtes tous frères.
Ce titre, doublement répété par Judas, pourrait, dès lors, dans la narration de Matthieu, montrer combien la trahison n’est pas seulement un refus du disciple de reconnaitre la seigneurie du Christ (26,20-25) mais aussi le refus cette fraternité instaurée par Jésus.
Mon ami
De fait, Jésus lui rappelle ce lien en lui répond sur le plan amical : Mon ami. Il souligne cet attachement et ce compagnonnage qu’il continue d’avoir avec lui malgré sa trahison. Tout comme le Fils est fidèle au Père, Jésus demeure fidèle aux siens, malgré leurs égarements.
La réponse de Jésus, elle aussi propre à Matthieu, utilise le mot grec étairos (ἑταῖρος) pour ami. C’est un mot rare dans la Bible qui use davantage, en grec du mot philos (φίλος) exprimant un réel lien, affectif, d’amitié. Le mot étairos est davantage synonyme de compagnon, de camarade. Au féminin, il désigne plutôt la courtisane. L’étairéïa, dans la Grèce, définissait une bande d’amis, une corporation ou une association politique. Pourquoi, Matthieu a-t-il fait le choix de ce mot étairos ?
Dans la Bible, l’ami-étairos désigne le familier, l’associé, comme le sera Houshaï pour David (2S 15,32.3 ; 16,17). Ce dernier lui demandant de jouer l’agent-double auprès de son fils et roi usurpateur Absalom :
2S 16, 17 Absalom dit à Houshaï : « Voilà comment tu es fidèle à ton ami (ἑταῖρος) ! Pourquoi n’es-tu pas allé avec lui ? » 18 Houshaï lui répondit : « Je n’y suis pas allé, car celui qui a été choisi par le Seigneur, par cette troupe et tous les hommes d’Israël, c’est bien à lui que j’appartiens et avec lui que je reste.
Le mot étairos-ami est ainsi souvent associé, d’une manière ou d’une autre, à la fidélité et à son opposé : la traitrise, comme le sont les compagnons-traîtres de Samson (Jg 14,11.20). Mais, le terme ami, en la circonstance, fait davantage référence aux versets du livre du Siracide (ou de Ben Sirah le sage) :
Si 37, 1 Tous tes amis (philos) diront : « Moi aussi, je suis ton ami (philos) ! », mais tel n’est ami (philos) que de nom. 2 N’est-ce pas triste à mourir de voir un compagnon (étairos) ou un ami (philos) se changer en ennemi ? 3 Ô mauvais penchant, d’où as-tu été tiré pour couvrir ainsi la terre de fourberie ? 4 Si l’ami (étairos) n’est qu’un compagnon de plaisir, au temps de la fête, que vienne la détresse, il changera de camp.
Ainsi le mot ami-étairos renvoie Judas à son changement de posture, comme à son incapacité à demeurer dans une réelle amitié. Dans ce même évangile, le mot désignait l’ ouvrier de la première heure exigeant un salaire plus grand (20,13) ou l’homme de la parabole qui, parmi les derniers invités, vient sans les vêtements de noces attendus (22,12). Le mot ami-étairos souligne cette relation brisée par Judas, mais tout de même maintenue par Jésus.
Rentre ton épée (26,51-54)
26, 51 L’un de ceux qui étaient avec Jésus, portant la main à son épée, la tira, frappa le serviteur du grand prêtre, et lui trancha l’oreille. 52 Alors Jésus lui dit : « Rentre ton épée, car tous ceux qui prennent l’épée périront par l’épée. 53 Crois-tu que je ne puisse pas faire appel à mon Père ? Il mettrait aussitôt à ma disposition plus de douze légions d’anges. 54 Mais alors, comment s’accompliraient les Écritures selon lesquelles il faut qu’il en soit ainsi ? »
Accomplir les Écritures
L’épisode de l’oreille coupée d’un serviteur du grand-prêtre vient en contraste avec la scène précédente du dialogue entre Jésus et Judas. Le coup de glaive représente la réponse, immédiate et irréfléchie, d’un disciple à ceux qui viennent arrêter leur Seigneur, et notamment les commanditaires : à travers ce serviteur et ce geste, ce sont les grands-prêtres et leur surdité qui sont visés. Le récit met sur le même plan ce disciple et les opposants à Jésus. Il est armé d’une même épée (ou glaive, maxaira, μάχαιρα) et agit violemment. Or, Jésus le rappelle à l’ordre : le disciple n’a pas à se substituer au dessein du Père, voire se prendre pour le bras armé de Dieu.
L’abandon à la volonté du Père va de pair avec l’abandon d’une toute-puissance de domination, y compris par la violence. De fait, Christ et Seigneur, Fils de l’homme et fils de Dieu, Jésus aurait le pouvoir et l’autorité, en tant que juge eschatologique, de faire appel à la puissance divine, à travers ces terrifiantes douze légions d’anges. Mais tel n’est pas le dessein du Fils, ni du Père, pour révéler l’avènement du Règne.
Depuis, le début son évangile, Matthieu, s’appuyant sur les Écritures, a montré combien le plan du Père, s’accomplit en se confrontant, et de manière bien différente, à l’opposition virulente contre son Christ. Depuis la fuite en Égypte après le massacre de Bethléem (2,15), les tentations au désert (4,1-11) jusqu’à la contestation et au complot des grands-prêtres (21,41), la plupart des citations de l’Écriture chez Matthieu insiste sur cet accomplissement du Règne de Dieu de manière désarmée, et désarmante pour ses disciples. Pour mémoire, on peut citer ce verset faisant écho à Is 42,1-4 :
12, 17 Ainsi devait s’accomplir la parole prononcée par le prophète Isaïe : 18 Voici mon serviteur que j’ai choisi, mon bien-aimé en qui je trouve mon bonheur. Je ferai reposer sur lui mon Esprit, aux nations il fera connaître le jugement. 19 Il ne cherchera pas querelle, il ne criera pas, on n’entendra pas sa voix sur les places publiques. 20 Il n’écrasera pas le roseau froissé, il n’éteindra pas la mèche qui faiblit, jusqu’à ce qu’il ait fait triompher le jugement.
Suis-je donc un bandit (26,55-56)
26, 55 À ce moment-là, Jésus dit aux foules : « Suis-je donc un bandit, pour que vous soyez venus vous saisir de moi, avec des épées et des bâtons ? Chaque jour, dans le Temple, j’étais assis en train d’enseigner, et vous ne m’avez pas arrêté. » 56 Mais tout cela est arrivé pour que s’accomplissent les écrits des prophètes. Alors tous les disciples l’abandonnèrent et s’enfuirent.
Aux foules
Jésus s’adresse maintenant aux foules, qui, narrativement, correspondent à celle, armée, venue l’arrêter (26,47). Cependant, l’adresse de Jésus à cette foule ne peut que rappeler son enseignement à d’autres foules qui le suivaient, glorifiant Dieu pour ses guérisons, et à l’écoute de ses enseignements, depuis le lac de Galilée jusqu’à l’enceinte du Temple comme Matthieu le rappelle encore.
Matthieu est le seul évangéliste à introduire ce mot foule à cet instant et permet, désormais, que cette passion soit perçue, par le lecteur, comme l’ultime enseignement de Jésus à ces foules auxquelles il s’adresse encore. Malgré cette arrestation, sa parole et son enseignement ne s’arrêtent pas. Au contraire, Jésus accomplit ainsi les écrits des prophètes. Par cette expression, Matthieu renvoie à la figure même de ces prophètes qui furent confrontés, eux aussi, au rejet des élites, voire au martyre, comme l’évangéliste l’avait rappelé auparavant :
- 5,12 C’est ainsi qu’on a persécuté les prophètes qui vous ont précédés.
- 23,31 Ainsi, vous témoignez contre vous-mêmes : vous êtes bien les fils de ceux qui ont assassiné les prophètes.
Ce rejet du prophète est aussi souligné par cette arrivée d’épées et de bâtons, contre celui qui n’a pour seule arme son enseignement. Jésus est arrêté comme l’aurait été un bandit (ou voleur, lèstès λῃστής) par cette délégation des élites du Temple, eux-mêmes traités de voleurs par Jésus : 21,30 Il leur dit : « Il est écrit : Ma maison sera appelée maison de prière. Or vous, vous en faites une caverne de bandits. » Et comble de l’ironie, c’est bien entre deux bandits qu’il sera crucifié (27,38.44). L’injustice est à son comble, déjà.
Abandon et fuite
L’abandon et la fuite de tous les disciples vient confirmer l’accomplissement des écrits des prophètes mais aussi la stature prophétique de Jésus :
26, 31 Alors Jésus leur dit : Cette nuit, je serai pour vous tous une occasion de chute ; car il est écrit : Je frapperai le berger, et les brebis du troupeau seront dispersées. (Za 13,7)
Jésus est désormais seul face à ses opposants.