Parallèles : Mc 15,16-32 ; Lc 23,26-38 ; (Jn 19,1-3 ;17-27)
Dim. des Rameaux (A) Mt 26,14-27,66
La crucifixion est constituée de trois tableaux. L’exécution proprement dite (27,32-37) est encadrée par deux scènes de moqueries.
Tout commence d’abord par une parodie d’intronisation royale par les soldats (27,27-31), puis, après le crucifiement (27,32-37), s’en suit des quolibets au pied de la croix (27,38-44). ces trois scènes ont comme point commun ‘roi des Juifs’, décliné en roi d’Israël dans la troisième section – et l’on verra pourquoi.
Une couronne d’épines (27,27-31)
27, 27 Alors les soldats du gouverneur emmenèrent Jésus dans la salle du Prétoire et rassemblèrent autour de lui toute la garde. 28 Ils lui enlevèrent ses vêtements et le couvrirent d’un manteau rouge. 29 Puis, avec des épines, ils tressèrent une couronne, et la posèrent sur sa tête ; ils lui mirent un roseau dans la main droite et, pour se moquer de lui, ils s’agenouillaient devant lui en disant : « Salut, roi des Juifs ! » 30 Et, après avoir craché sur lui, ils prirent le roseau, et ils le frappaient à la tête. 31 Quand ils se furent bien moqués de lui, ils lui enlevèrent le manteau, lui remirent ses vêtements, et l’emmenèrent pour le crucifier.
Un récit organisé
La condamnation à mort et la flagellation (27,26) sont, aussitôt, suivies par une scène des plus surprenantes. Certes, cette parodie d’intronisation est présente dans les quatre évangiles. Cependant, Matthieu l’a rédigée de manière particulière. En effet, les moqueries des soldats suivent un schéma très organisé suivant une disposition concentrique :
- a. Jésus emmené dans la salle du prétoire (27)
- b. Jésus dévêtu (28a)
- c. La pose du manteau rouge (28b)
- d. La couronne sur la tête (29a)
- e. Le roseau pour sceptre (29b)
- Au centre : x. La fausse adoration et les crachats (29c-30a)
- e’. Le roseau enlevé (30b)
- d’. La tête frappée (30c)
- c’.le manteau enlevé (31a)
- b’. Jésus revêtu (31b)
- a’. Jésus emmené pour être crucifié (31c)
Royale parodie
L’ensemble permet de suivre un véritable rituel institué, dans la première partie (de a à e), et destitué dans la seconde (de e’ à a’) où l’ordre des gestes posés est inversé. Cette ritualisation des moqueries met en avant deux éléments. D’une manière ironique, Jésus est ici intronisé roi avec tous les éléments attendus d’une telle consécration. Matthieu situe la scène dans la salle du prétoire, lui donnant un caractère solennel, que n’aurait pu lui donner la simple cour des gardes (Mc 15,16). Tous les symboles de la royauté sont présents : le manteau de pourpre, la couronne et le sceptre, y compris la garde royale. Seule manquerait l’onction si celle-ci n’avait pas été donnée à Béthanie (26,6-7). Tout y est jusqu’aux acclamations : « Salut, roi des Juifs ! , ironiquement prononcées par les soldats païens.
Malgré cette mise en scène parodique, la royauté du Christ prend sens dans cette humiliation et ce dépouillement ; Jésus est d’abord dévêtu, détail propre à Matthieu. Les épines ont remplacé l’or ou les lauriers. Le roseau a suppléé au sceptre de fer, évoquant la figure du serviteur humilié et souffrant venu apporter le salut : Is 42,3 (Mt 12,18-20) Voici mon serviteur que j’ai choisi, mon bien-aimé […] Il n’écrasera pas le roseau froissé, il n’éteindra pas la mèche qui faiblit, jusqu’à ce qu’il ait fait triompher le jugement.). Il en est de même des crachats qui font écho à la même figure du serviteur souffrant. Ainsi, dans cette humiliation et ces moqueries, se révèle une autre royauté : celle du Christ Jésus. Is 50,6 Je n’ai pas caché ma face devant les outrages et les crachats.
Au Golgotha (27,32-38)
27, 32 En sortant, ils trouvèrent un nommé Simon, originaire de Cyrène, et ils le réquisitionnèrent pour porter la croix de Jésus. 33 Arrivés en un lieu dit Golgotha, c’est-à-dire : Lieu-du-Crâne (ou Calvaire), 34 ils donnèrent à boire à Jésus du vin mêlé de fiel ; il en goûta, mais ne voulut pas boire. 35 Après l’avoir crucifié, ils se partagèrent ses vêtements en tirant au sort ; 36 et ils restaient là, assis, à le garder. 37 Au-dessus de sa tête ils placèrent une inscription indiquant le motif de sa condamnation : « Celui-ci est Jésus, le roi des Juifs. » 38 Alors on crucifia avec lui deux bandits, l’un à droite et l’autre à gauche.
Simon de Cyrène
La scène de la crucifixion au Golgotha est encadrée par la présence de Simon de Cyrène réquisitionné pour porter la croix (27,32), et celle bandits crucifiés avec lui (27,38). Au centre, l’activité des soldats autour de Jésus avec le vin mêlé de fiel, le partage des vêtements et l’inscription.
La crucifixion romaine est une exécution publique qui suivait un véritable rituel. Après avoir subi la flagellation, le supplicié devait porter lui-même la poutre transversale de la croix (le patibulum) jusqu’au lieu de la crucifixion. Lorsque la faiblesse du condamné l’empêchait de soutenir cette lourde masse de bois, il était possible qu’on réquisitionne, parmi le public, un homme capable de la porter jusqu’au lieu du supplice. Le but principal étant que le condamné ne périsse pas avant d’être cloué et élevé aux yeux des passants, en exemple punitif.
En soulignant la présence de Simon de Cyrène1, soutenant et portant la croix de Jésus, Matthieu évoque la présence de juifs de la diaspora et permet leur participation au salut du Christ. De même, plus loin, la réaction du centurion et ses soldats (v.54) suggèrera l’accès à la foi du monde païen.
Trois gestes des soldats
Le récit de la crucifixion de Matthieu est encadré par le portement de croix par Simon de Cyrène et par la présence de deux bandits. Au centre, l’action des soldats, seuls à agir, (v.27-38) mettant en valeur trois éléments : le vin mêlé de fiel, le partage des vêtements et l’inscription (ou titulus) : celui-ci est Jésus, Jésus roi de juifs. On remarquera que, comme les autres évangélistes, Matthieu ne détaille pas le supplice ou les souffrances de Jésus préférant révéler le sens de la mort du Messie à travers des gestes faisant écho à l’accomplissement des Écritures.
Le vin mêlé de fiel (Ps 68/69,22)
Il n’était pas rare, à Jérusalem, en ce premier siècle que des femmes pieuses viennent offrir aux suppliciés une boisson permettant de soulager quelque peu leurs souffrances. Mais tel n’est pas la pointe de Mathieu. L’ensemble de ces versets permet de mettre en valeur l’accomplissement des écritures.
Ainsi ce vin donné à Jésus, n’est pas, chez Matthieu, un vin mêlé de myrrhe (Mc 15,23) mais de fiel (en grec cholè, χολή). Ce terme renvoie au psaume 68/69LXX, 22 Ils ont mis du fiel (hb : poison) dans ma nourriture ; et dans ma soif, ils m’abreuvaient de vinaigre. Matthieu fera encore référence au même psaume avec l’éponge imbibée de vinaigre proposée à Jésus. Le psaume 68/69 est le cri d’un juste humilié et insulté : […] 5 ils sont nombreux, mes détracteurs, à me haïr injustement. […] 8 C’est pour toi que j’endure l’insulte, que la honte me couvre le visage. Le psaume est sa voix faisant appelle à Dieu, son seul sauveur :17 Réponds-moi, Seigneur, car il est bon, ton amour ; dans ta grande tendresse, regarde-moi. Nous l’avons vu, depuis le début de cet évangile, Matthieu insiste beaucoup sur cet accomplissement des Écritures qu’il suggère ici par ces détails. Ainsi, contrairement à Marc2, Jésus goûte ce vin avant de la refuser. Il tient à montrer que Jésus a bu de ce fiel, de manière à exprimer au mieux cet accomplissement des Écritures. Tout advient selon le dessein de Dieu, selon les Écritures ; comme si tout annonçait ce Christ Jésus, crucifié.
Le partage des vêtements (Ps 21/22)
Le récit de la Passion s’appuie encore sur un élément d’ordre historique. Il revenait aux exécuteurs de se partager les vêtements des suppliciés, et qu’ils pouvaient revendre par la suite. Mais, en s’appuyant sur ce fait, et en y associant le tirage au sort, l’évangéliste – reprenant Mc 15,24 – reprend, de manière quasi littérale le psaume 21/22, 6 Ils partagent entre eux mes habits et tirent au sort mon vêtement. Le psaume 22 est, lui aussi, un chant concernant le salut d’un juste bafoué et qui sera rappelé encore lors de la mort de Jésus avec son premier verset : Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? Un psaume dont la voix déclame le salut de Dieu :
Ps 21/22, 25 Car il n’a pas rejeté, il n’a pas réprouvé le malheureux dans sa misère ; il ne s’est pas voilé la face devant lui, mais il entend sa plainte […] 29 Oui, au Seigneur la royauté, le pouvoir sur les nations ! »30 Tous ceux qui festoyaient s’inclinent ; promis à la mort, ils plient en sa présence.
Messie et crucifié
Le psaume 22 est un des psaumes les plus évoqués dans les récits de la Passion des évangiles. Comme le psaume 68/69, il exprime la supplique d’un juste humilié, bafoué que Dieu vient relever à la fin. Ainsi, les chrétiens trouvèrent en ce psaume, le signe que la mort de Jésus venait révéler la figure même de l’envoyé de Dieu. En effet, dans la pensée juive, mais aussi hellénistique, il était inconcevable qu’un envoyé de Dieu puisse mourir de la sorte, surtout le messie, ou le Fils de l’homme eschatologique. La mort de Jésus crucifié paraissait la preuve de son imposture, tout comme la rumeur de sa résurrection évoquée, elle aussi, par Matthieu (27,62-66 ; 28,11-15).
Dès lors, les premiers chrétiens et les évangélistes ont tout mis en œuvre pour révéler combien, déjà dans l’Écriture, était annoncé la figure du Messie crucifié. Ils trouvèrent en celle du serviteur soufrant d’Isaïe (Is 42,1-9, 49,1-7, 50,4-11 et 52,13-53,12), dans la traditions des prophètes persécutés (Mt 5,12 ; 23,31) et dans les psaumes des justes humiliés, des arguments permettant de saisir le sens de la Passion, en lien avec le dessein de salut de Dieu, comme le montre encore la suite avec les moqueries.
L’inscription (Is 53,12)
Il était en usage d’afficher le motif de la condamnation aux yeux des passants. Ce titulus est ici solennisé par l’écriture de Matthieu : 37 Au-dessus de sa tête ils placèrent une inscription indiquant le motif de sa condamnation : « Celui-ci est Jésus, le roi des Juifs. » Matthieu précise que l’inscription fut placée au-dessus de sa tête, et écrit le motif à la manière d’une proclamation : Celui-ci est Jésus, le roi des Juifs. Ce passage permet aussi de mettre en valeur les deux autres personnages, qualifiées de bandits, et crucifiés avec Jésus. Ainsi, aussi, s’accomplit la parole du prophète Isaïe à propos du serviteur souffrant : Is 53,12 il s’est dépouillé lui-même jusqu’à la mort, et il a été compté avec les pécheurs (en hébreu :criminels).
Sauve-toi toi-même (27,39-44)
27, 39 Les passants l’injuriaient en hochant la tête ; 40 ils disaient : « Toi qui détruis le Sanctuaire et le rebâtis en trois jours, sauve-toi toi-même, si tu es Fils de Dieu, et descends de la croix ! » 41 De même, les grands prêtres se moquaient de lui avec les scribes et les anciens, en disant : 42 « Il en a sauvé d’autres, et il ne peut pas se sauver lui-même ! Il est roi d’Israël : qu’il descende maintenant de la croix, et nous croirons en lui ! 43 Il a mis sa confiance en Dieu. Que Dieu le délivre maintenant, s’il l’aime ! Car il a dit : “Je suis Fils de Dieu.” » 44 Les bandits crucifiés avec lui l’insultaient de la même manière.
Les passants, les élites du Temple, les bandits (Ps 22,7-9 ; Sg 2,12-15)
Aux trois gestes précédents des soldats, suivent maintenant trois catégories de moqueurs. Matthieu nous fait ainsi passer d’une focalisation sur le crucifié, à un plan plus large sur les spectateurs. Le tout est encadré par la présence des bandits crucifiés avec lui (v.38.44). L’ensemble de la scène évoque encore le psaume 21/22 :
Ps 21/22, 7 moi, je suis un ver, pas un homme, raillé par les gens, rejeté par le peuple. 8 Tous ceux qui me voient me bafouent, ils ricanent et hochent la tête : 9 « Il comptait sur le Seigneur : qu’il le délivre ! Qu’il le sauve, puisqu’il est son ami ! »
Le livre de la Sagesse, se lamentant sur le châtiment contre le juste, peut être aussi évoqué à cet endroit :
Sg 2, 12 Attirons le juste dans un piège, car il nous contrarie, il s’oppose à nos entreprises, il nous reproche de désobéir à la loi de Dieu, et nous accuse d’infidélités à notre éducation. 13 Il prétend posséder la connaissance de Dieu, et se nomme lui-même enfant du Seigneur. 14 Il est un démenti pour nos idées, sa seule présence nous pèse ; 15 car il mène une vie en dehors du commun, sa conduite est étrange.
Ainsi, ceux qui ne font que passer, sans avoir connu ses paroles et sa mission ; ceux qui ont tout fait pour le voir ici, malgré ses paroles et sa mission, grands-prêtres, scribes et anciens ; comme ceux qui subissent la même condamnation, le raillent. Le récit montre leur incompréhension, et leur révolte, envers le mystère de la croix. Celui que le titulus romain qualifiait de roi des Juifs, ne peut prétendre, ainsi condamné, à être ce Fils de Dieu qui détruit le Sanctuaire et le rebâtit en trois jours. La référence est ironique : au troisième jour, après le déchirement du rideau du Temple (27,51) , la présence divine se manifestera sur la pierre du tombeau de Jésus (28,1-4).
Les grands-prêtres et leurs complices invoquent pour lui ce titre de roi d’Israël. Par cette désignation, ils montrent leur erreur, confondant Jésus et une prétention à la royauté sur Israël, en tant que territoire, avec ce règne des cieux, annoncé maintes fois (29 fois chez Matthieu). Si Jésus est le roi (humilié) des Juifs, il l’est pour un peuple, qui d’ailleurs ne se limitera plus au seul cercle de l’incirconcision, comme le montre la suite du récit.