Le récit de la Pentecôte et du don de l’Esprit vient rendre effectif la promesse de Jésus à ses disciples (Lc 24,49 ; Ac 1,7). Entre temps, Luc a souligné l’importance que constituait l’unité d’une communauté diverse (1,12-14), autour des Douze, désormais « reconstitués » et rappelant la mission d’annoncer ce royaume (1,15-26). Le don de l’Esprit Saint sera fait à ces Apôtres au sein de cette communauté, en ce jour particulier.
Un long récit
On connaît, surtout, du récit dit de la Pentecôte, sa partie narrative. Or celle-ci n’est que la première section (2,1-13), courte, d’un ensemble qui comporte aussi une partie discursive d’importance offrant l’interprétation du don de l’Esprit avec le discours de Pierre (2,14-41) – et que nous lirons avec l’article suivant. Le tout se concluant par la description de la vie de la communauté de Jérusalem (2,42-47). Autrement dit, l’ensemble du premier chapitre (1,1-26) préparait le lecteur à l’événement de la Pentecôte, en focalisant l’attention sur la communauté. Celle-ci deviendra, par l’Esprit, le signe visible de l’avènement du Règne (2,42-47). Cette dimension d’accomplissement eschatologique s’entend aussi lors du récit de la Pentecôte et du discours de Pierre.
Focus : Luc et Jean
Le récit du don de l’Esprit fait aux Apôtres n’apparait pas seulement dans l’œuvre de Luc. L’évangéliste Jean en possède une autre version se déroulant, non pas 50 jours après la Pâque juive, mais le jour même de la Résurrection. Jésus ressuscité se manifeste à eux, les saluant dans la paix : Ayant ainsi parlé, il souffla sur eux et il leur dit : « Recevez l’Esprit Saint. » Jn 20,22. Luc et Jean diffère ainsi quant à cet événement, non en raison d’un désaccord d’ordre chronologique mais de leur stratégie narrative. Jean insiste sur l’action du Christ ressuscité : il souffle sur ses disciples, offre cet esprit de Dieu qui l’anime et l’a ranimé ce même jour. L’Esprit Saint, dans l’évangile de Jean, est le souffle même du Christ leur donnant accès à cette vérité qu’est son propre mystère : l’incarnation du Verbe fait chair (Jn 1) et sa glorification jusque sur la Croix (Jn 20). Mais ce don de l’Esprit dit encore que Jésus donne et se donne, qu’il se démet de tout pouvoir pour la Gloire du Père et le salut du monde : ceux à qui vous remettrez les péchés, ils leur seront remis. Ceux à qui vous les retiendrez, ils leur seront retenus. (cf commentaire de Jn 20,19-31)
2,1-4 Le don de l’Esprit
2, 1 Quand arriva le jour de la Pentecôte, au terme des cinquante jours, ils se trouvaient réunis tous ensemble. 2 Soudain un bruit survint du ciel comme un violent coup de vent : la maison où ils étaient assis en fut remplie tout entière. 3 Alors leur apparurent des langues qu’on aurait dites de feu, qui se partageaient, et il s’en posa une sur chacun d’eux. 4 Tous furent remplis d’Esprit Saint : ils se mirent à parler en d’autres langues, et chacun s’exprimait selon le don de l’Esprit.
Au jour de la Pentecôte
Ce jour de la Pentecôte (πεντηκοστὴ ἡμέρα) désigne non pas la fête chrétienne – qui sera ainsi appelée ultérieurement – mais la fête juive de Shavouoth (שבועות) ou fête des semaines, fêtée le 50e jour après Pâque. Elle puise son origine dans une fête agraire des moissons (Ex 34,22), qui sera, probablement après la période de l’exil à Babylone, rattachée à la fête de Pâque. Elle va prendre alors une coloration théologique, en lien avec l’histoire du salut pour célébrer le don des tables de la Loi fait à Moïse (Ex 19). Le livre non-biblique des Jubilés (Jub. 6,14-16 ; 17-21) associe également cette fête à l’Alliance de Dieu avec Noé (Gn 9,1-17) développant une dimension eschatologique et universelle. De même, à l’occasion de cette fête, la tradition juive relit le livre de Ruth, l’étrangère païenne qui accueille la Loi (cf. podcast le livre de Ruth ép.12) ; Ruth qui est considérée comme l’aïeule du messie-roi David. La fête de Pentecôte est ainsi liée doublement à la Loi et au Messie.
Pour décrire ce jour, Luc utilise le verbe grec sumpléroô (συμπληρόω), traduit par arriver, qu’on pourrait mieux traduire par remplir et accomplir (comme en Lc 9,51). La mention du jour de la Pentecôte correspond moins à une indication chronologique qu’à exprimer l’accomplissement eschatologique du dessein de Dieu.
Les destinataires
La difficulté du texte est de déterminer l’identité des destinataires du don de l’Esprit. Le contexte immédiat (l’élection de Matthias 1,24-26) suggère les Douze. La suite du livre leur donnera effectivement un rôle primordial dans la vie de la communauté. Cependant, le contexte plus large (1,1-26 et 2,42-47) désignerait la communauté elle-même. Difficile d’être affirmatif et comme nous le verrons par la suite, le don de l’Esprit ne se limite pas à ce seul jour de Pentecôte, ni aux seuls premiers disciples. On ne peut d’ailleurs séparer les Douze de la communauté à laquelle ils appartiennent. Ils sont, comme nous l’avons vu précédemment, le signe de la continuité du règne inauguré par le Christ.
De même, dans son récit, Luc ne cesse d’évoquer le passage de la théophanie du Sinaï. Les contextes sont certes différents, mais insistent tous deux sur le rassemblement du peuple : ils se trouvaient réunis tous ensemble. Ainsi, le livre du Deutéronome désigne l’évènement du Sinaï par l’expression le jour de l’assemblée (Dt 4,10 ; 5,22 ; 9,10 ; 18,16).
Comme au Sinaï (Exode 19,16-19)
Ex 19, 16 Or le surlendemain, dès le matin, il y eut des coups de tonnerre, des éclairs et une épaisse nuée sur la montagne, ainsi qu’un très puissant bruit de trompe et, dans le camp, tout le peuple trembla. 17 Moïse fit sortir le peuple du camp, à la rencontre de Dieu, et ils se tinrent au bas de la montagne. 18 Or la montagne du Sinaï était toute fumante, parce que le Seigneur y était descendu dans le feu ; la fumée s’en élevait comme d’une fournaise et toute la montagne tremblait violemment. 19 Le son de trompe allait en s’amplifiant ; Moïse parlait et Dieu lui répondait dans le tonnerre.
Une épiphanie pour une Alliance nouvelle
Luc reprend de nombreux éléments du passage de l’Exode (Ex 19,16-19), tout en gardant l’originalité propre à l’événement. Ainsi, la description est de l’ordre de l’indicible : les mots comme quand (ôsper, ὥσπερ) ou comme si (ôséi, ὡσεὶ) essaient de rendre compte de ce bruit comme un vent violent,et de ces langues comme de feu. Mais ce n’est ni un vent, ni du feu. Ces phénomènes indescriptibles expriment la présence divine et son action nouvelle. Ce n’est plus la Torah qui est offerte à tous, mais l’Esprit qui vient remplir les disciples. À un don extérieur : les tables de la Loi, succède désormais, le don spirituel de Dieu qui manifeste l’accomplissement du temps eschatologique et l’avènement du Royaume.
La nouvelle loi, n’est plus inscrite sur la pierre mais dans les cœurs comme l’annonçait le prophète Ézéchiel (Éz 36,24) ou Jérémie à propos d’une nouvelle Alliance :
Jr 31,33 Mais voici quelle sera l’Alliance que je conclurai avec la maison d’Israël quand ces jours-là seront passés – oracle du Seigneur. Je mettrai ma Loi au plus profond d’eux-mêmes ; je l’inscrirai sur leur cœur. Je serai leur Dieu, et ils seront mon peuple.
Cet Esprit, venant du Père, était promis par le Christ. L’Esprit Saint offert s’inscrit dans la révélation réalisée par celui-ci, comme le rappellera bientôt Pierre. La réelle nouveauté de l’Alliance fut déjà accomplie avec l’avènement du Fils (en son sang répandu Lc 22,20), et les disciples en sont désormais les témoins et apôtres de la Bonne Nouvelle qui va ainsi se déployer.
Don de la Parole
Le récit de la Pentecôte correspond à une manifestation de Dieu en vue du salut. Comme dans le livre de l’Exode, l’événement est suivi d’un discours : le décalogue et la Loi (Ex 20-24) pour Moïse, la proclamation des merveilles et le discours interprétatif (2,14-41) pour Pierre. Désormais, le don de l’Esprit renouvelle, selon la promesse du Christ, l’Alliance de Dieu pour son peuple. Les disciples unis, tous ensemble, constituent le point de départ d’une assemblée renouvelée. La promesse accomplie rend effective la prophétie de Jean le Baptiste (Lc 3,16) qui annonçait un baptême dans le feu et l’Esprit.
Ce baptême correspond désormais au don de la Parole (2,14) en toutes langues. Comme le montre la suite du récit, le don de l’Esprit n’est pas tant un don de polyglotte, qu’un langage nouveau, celui du Christ de Dieu, destiné à être répandu.
2,5-11 Parthes, Mèdes, Élamites…
2, 5 Or, il y avait, résidant à Jérusalem, des Juifs religieux, venant de toutes les nations sous le ciel. 6 Lorsque ceux-ci entendirent la voix qui retentissait, ils se rassemblèrent en foule. Ils étaient en pleine confusion parce que chacun d’eux entendait dans son propre dialecte ceux qui parlaient. 7 Dans la stupéfaction et l’émerveillement, ils disaient : « Ces gens qui parlent ne sont-ils pas tous Galiléens ? 8 Comment se fait-il que chacun de nous les entende dans son propre dialecte, sa langue maternelle ? 9 Parthes, Mèdes et Élamites, habitants de la Mésopotamie, de la Judée et de la Cappadoce, de la province du Pont et de celle d’Asie, 10 de la Phrygie et de la Pamphylie, de l’Égypte et des contrées de Libye proches de Cyrène, Romains de passage, 11 Juifs de naissance et convertis, Crétois et Arabes, tous nous les entendons parler dans nos langues des merveilles de Dieu. »
Des peuples rassemblés
Pourquoi Luc prend-il le temps de détailler les origines de ce public ? Quel est l’intérêt ?
Ce répertoire des nations pourrait s’inspirer du récit du peuplement de la terre en Genèse 10, évoquant la propagation à venir de la Bonne Nouvelle, jusqu’à l’extrémité la terre (1,8). Cependant, les critères ne sont pas seulement géographiques. Le public est composé de juifs pieux, de naissance ou convertis (on parle alors de prosélytes). La Parole se fait entendre de manière universelle, aux Juifs et prosélytes, à partir de lieux où résident d’importantes communautés juives. L’Esprit Saint et la Parole opèrent ce rassemblement eschatologique des juifs dispersés : les lieux indiqués (cf. carte) correspondent globalement aux régions de la diaspora juive.
Ces juifs rassemblés font déjà signe de l’espérance eschatologique du rassemblement des juifs espérés par les prophètes comme Jérémie : Je vous rassemblerai de toutes les nations et de tous les lieux où je vous avais chassés – oracle du Seigneur –, et je vous ramènerai au lieu dont je vous avais exilés (Jr 29,14).
Ou encore Ézéchiel :
Éz 36, 24 Je vous prendrai du milieu des nations, je vous rassemblerai de tous les pays, je vous conduirai dans votre terre. 25 Je répandrai sur vous une eau pure, et vous serez purifiés ; de toutes vos souillures, de toutes vos idoles, je vous purifierai. 26 Je vous donnerai un cœur nouveau, je mettrai en vous un esprit nouveau. J’ôterai de votre chair le cœur de pierre, je vous donnerai un cœur de chair. 27 Je mettrai en vous mon esprit, je ferai que vous marchiez selon mes lois, que vous gardiez mes préceptes et leur soyez fidèles.
À l’écart du Temple
Un autre point peu nous surprendre. Le lieu de manifestation divine et de rassemblement, notamment ce jour accompli de la Pentecôte, ne se situe pas au sein du Temple, mais autour des disciples et Apôtres : là se manifeste l’Esprit de Dieu. L’Alliance nouvelle et le don de l’Esprit se manifeste indépendamment du Temple, loin des autorités religieuses. Cette distanciation est accentuée par la dénomination des bénéficiaires du don de l’Esprit : ces Galiléens. Ils ne sont donc ni prêtre, ni judéen, et pourtant, ces piètres gens incultes de Galilée parlent de multiples langues pour proclamer des merveilles de Dieu.
Ces merveilles, qu’on peut aussi mieux traduire par grandeurs (mégaleia, μεγαλεῖα), renvoient aux actions salvatrices de Dieu. Dans le livre du Deutéronome, le terme est associé à la Pâque et à la sortie d’Égypte :
DeutéronomeLXX 11,2 Vous saurez aujourd’hui, vous et non pas vos enfants, eux qui n’ont vu ni su– vous connaissez l’instruction du Seigneur ton Dieu, ses actions magnifiques (μεγαλεῖα), sa main forte et son bras levé, 3 ses signes et ses prodiges, tout ce qu’il a fait au milieu de l’Égypte, à Pharaon, roi d’Égypte, et à tout son pays; 4 ce qu’il a fait à le force armée des Égyptiens, à leurs chars et à leur cavalerie, lorsqu’il fit déborder l’eau de la mer Rouge contre leur face, alors qu’ils s’élançaient à votre poursuite, derrière vous : et lorsque le Seigneur les a fait disparaître jusqu’à aujourd’hui…
Les merveilles de Dieu font ainsi référence, non pas au don de langues étrangères, mais au salut même de Dieu, et plus particulièrement, en raison de l’identité de ces Galiléens, au salut du Christ. Le merveilleux ne consiste pas dans les phénomènes extraordinaires mais dans le langage des Apôtres qui surprend ce public. Si Luc ne nous fait pas entendre ces paroles, c’est qu’il en réserve le contenu avec le prochain discours de Pierre.
2,12-13 Ils sont pleins de vin doux
2, 12 Ils étaient tous dans la stupéfaction et la perplexité, se disant l’un à l’autre : « Qu’est-ce que cela signifie ? » 13 D’autres se moquaient et disaient : « Ils sont pleins de vin doux ! »
Les réactions
Le texte insiste sur la perplexité du public face aux paroles par l’abondance du vocabulaire : en pleine confusion (v.6.12), stupéfaction et émerveillement (v.7), perplexité, « qu’est-ce que cela signifie ? » (v.12). La stupéfaction se mêle à l’incompréhension. Le signe donné à voir – des Galiléens parlent différents dialectes et pas seulement quelques bribes de grecs ou de latin – demeure incompréhensible. Luc – nous aurons l’occasion d’y revenir – est très prudent quant aux phénomènes extraordinaires en vue d’un usage d’évangélisation. Les signes de cette Pentecôte ne peuvent être reçus ainsi. Ils doivent être accompagnés d’une proclamation de la Parole et son exégèse. Le don de l’Esprit Saint, par ces multiples langages et dialectes, est destiné à la proclamation d’une parole audible et raisonnée, à propos du Christ : ce sera l’objet même du discours de Pierre.
Remplis de vin doux
Si certains s’étonnent d’autres se moquent : ils sont remplis de vin doux. Le récit de la Pentecôte est une histoire de remplissages : la pentecôte est remplie/accomplie (sumpléroô, συμπληρόω 2,1), un bruit rempli la maison (pléroô, πληρόω,2,2), les Apôtres sont remplis d’Esprit Saint (pimplèmi, πίμπλημι 2,3) et maintenant, voilà que certains supputent une ivresse : ils sont pleins de vins doux (mestoô , μεστόω 2,13). Mais l’enivrement est d’abord celle de l’Esprit manifestant le renouvellement de l’Alliance – comme au moment de l’ivresse de Noé (Gn 9,21). Cependant, cette allusion au vin est intéressante. Le terme grec utilisé (gleukos, γλεῦκος) désigne le vin jeune, le vin nouveau, celui qui est en pleine fermentation, avec son caractère pétillant. Le livre de Job indique :
Jb 32,19 En mon sein, c’est comme un vin nouveau (γλεῦκος) cherchant issue, comme des outres neuves qui éclatent.
Effectivement, ce don accompli (rempli) de l’Esprit saint va déborder au-delà du cercle des premiers disciples pour se répandre loin d’un seul public de juifs pieux.